Karin Schlageter : de sa résidence à la Villa Kujoyama à l’exposition « Elle empêche les choses de dormir »
Publié le 27 mars 2025
Lauréate de la Villa Kujoyama en 2022, Karin Schlageter est curatrice de l’exposition Elle empêche les choses de dormir, qui fait suite à sa résidence à Kyoto. Elle nous parle de la naissance de ce projet, déployée conjointement à 40mcube à Rennes et à Mécènes du Sud à Montpellier (1er février – 12 avril 2025), des rencontres essentielles faites durant sa résidence, mais aussi de la place des femmes et des personnes minorisées dans l’art.
Mon intérêt se porte sur la possibilité de tordre des récits dominants et majoritaires, de les transformer pour qu’ils véhiculent plutôt des récits minorisés.
Vous êtes commissaire d’exposition indépendante. Comment l’art est-il entré dans votre vie ?
J’ai grandi à Paris auprès de parent.x.e.s très intéressé.x.e.s par la culture, notamment mon père, qui nous faisait régulièrement découvrir des expositions. Au moment de préparer mon bac, j’ai beaucoup fréquenté la bibliothèque du Centre Georges Pompidou, publique et gratuite, et je visitais aussi ses expositions. C’est durant cette période que j’ai eu envie de savoir qui concevait ces accrochages et de faire ce métier.
Lauréate de la Villa Kujoyama en 2022, vous êtes aujourd’hui curatrice de l’exposition Elle empêche les choses de dormir déployée à 40mcube à Rennes, ainsi qu’à Mécènes du Sud à Montpellier. Pouvez-vous nous parler de ce projet, qui est le fruit de votre travail de recherche mené au Japon ?
Durant ma résidence à la Villa Kujoyama, j’ai développé un projet de recherche sur les regards croisés entre la culture populaire et l’art contemporain pour m’intéresser à la manière dont les artistes contemporains s’inspirent d’éléments issus de « folklore ». Je me suis ensuite tournée vers les mythes et les récits qui façonnent notre imaginaire. Transmis à travers le temps et les âges, les récits mythologiques produisent un imaginaire collectif, mais aussi dominant ; et je voulais voir comment les artistes peuvent s’en emparer pour les réécrire et leur faire dire des choses qui soient plutôt des récits de personnes dominées que des récits dominants. À mon retour du Japon, j’ai commencé à écrire cette exposition, qui s’intéresse à la manière dont on travaille à partir du trou de mémoire et de la lacune quand on est une personne minorisée en raison de son statut social, de son genre, de son orientation sexuelle ou de sa race. C’est un enjeu extrêmement important à mes yeux car l’absence de représentation est vécue de manière très cruelle et demeure produite systématiquement par les personnes en situation de domination. Il y a un effacement programmé de la mémoire, de tout ce qui a pu se faire de façon marginale en dehors des récits dominants, que ce soit l’histoire des luttes, l’histoire des opprimé.x.e.s, l’histoire des personnes minorisées en général.
Il y a un effacement programmé de la mémoire, de tout ce qui a pu se faire de façon marginale en dehors des récits dominants...
De quelle manière s’est développée la création de cette exposition durant votre résidence ? Quels ont été les moyens mis en œuvre, mais aussi les rencontres déterminantes pour la réaliser ?
Durant ma résidence, j’ai rencontré des femmes commissaires d’exposition afin de pouvoir échanger avec elles sur nos vécus professionnels et le féminisme dans l’art contemporain japonais. Ces rencontres ont été importantes car elles m’ont permis de mieux comprendre la lacune à l’endroit de l’histoire de l’art japonais et l’absence de représentation des artistes femmes. La recherche curatoriale est faite de connexions sensibles et j’ai grandement bénéficié de ces rencontres. Par exemple, la photographe japonaise Hanayo a été un relais très important pour moi à Tokyo, tout comme la curatrice Reiko Setsuda, en charge des expositions à la Fondation Hermès de Tokyo. J’ai également pu consulter les livres du curateur japonais Masashi Ogura et m’entretenir avec l’une de ses compagnes de l’époque, Makiko Hara. Elle m’a beaucoup éclairée sur la manière dont on devient artiste en tant que femme japonaise. Parallèlement, j’ai découvert le travail de deux artistes présentes dans l’exposition, Sayako Kishimoto et Aya Momose, à la Biennale d’Aichi.
Cette double exposition est réalisée grâce au soutien du fond de production Viva Villa. En quoi cet accompagnement a-t-il été important pour mettre en place cette exposition ?
Viva Villa est un appel à candidatures auquel j’ai répondu avec 40mcube et Mécènes du Sud : il représente une part importante du budget, qui permet le rayonnement des projets qui découlent des résidences dans les quatre villas. Dans le cadre de cet appel à projets, il y a un équilibre qui se fait entre Viva Villa, les lauréats et les institutions qui les portent. C’est une enveloppe qui complète un budget porté par les structures et, bien sûr, ce soutien est indispensable. Je pense que je n’aurais pas fait la même exposition si ça n’avait pas été dans le cadre de Viva Villa.
« Souviens-toi ou, à défaut, invente », c’est vraiment le concept de l'exposition, une invitation à inventer son passé lorsqu’il est absent.
Le titre de l’exposition fait référence à une citation d’un passage des Guérillères de l’écrivaine Monique Wittig, engagée dans un positionnement militant en tant qu’artiste lesbienne. Comment avez-vous connu son travail et pourquoi était-il essentiel de lui rendre hommage dans ce projet ?
Ce passage des Guérillères était un titre de travail, mais le titre actuel, tiré du poème de Laura Vazquez, l’une des artistes de l’exposition, est « Elle empêche les choses de dormir ». À l’origine, l’exposition s’appelait « Souviens-toi ou, à défaut, invente », une phrase très célèbre des Guérillères, un texte qui parle de l’effacement de la mémoire des femmes lesbiennes, découvert sous l’impulsion de Cécile Bouffard. « Souviens-toi ou, à défaut, invente », c’est vraiment le concept de l'exposition, une invitation à inventer son passé lorsqu’il est absent.
Il s’agit de la première collaboration entre 40mcube et Mécènes du Sud. Quels sont les principaux enjeux de territoires auxquels les scènes institutionnelles françaises font face aujourd’hui et vont être confrontées à l’avenir ?
Travailler avec deux lieux d’exposition aussi éloignés géographiquement parlant est une expérimentation curatoriale sur la simultanéité et le décalage. C’est aussi la possibilité de voir le travail des artistes être diffusé sur un territoire plus élargi. Ces expositions ont donc des enjeux formels, artistiques et narratifs, mais aussi des différences et des jeux d’échos. Par exemple, le texte de Laura Vazquez a deux interprétations différentes pour Montpellier et Rennes. Les versions successives du poème sont présentées à Rennes sur trois pages d’un livre tandis qu’à Montpellier, elles sont superposées comme trois calques et deviennent un grand papier peint qui recouvre tout un mur. C’est pourtant le même texte, mais il n’a pas du tout la même visibilité entre les espaces d’exposition.
La Villa Kujoyama
La Villa Kujoyama est un établissement artistique du réseau de coopération culturelle du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Relevant de l’Institut français du Japon, elle agit en coordination avec l’Institut français et bénéficie du soutien de la Fondation Bettencourt Schueller, qui en est le mécène principal.
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