Les réalisateurs Emmanuel Marre et Julie Lecoustre nous racontent leur tournée en Asie avec l'Institut français et Premiers Plans d'Angers
Réalisateurs de Rien à foutre, Prix à la Diffusion de la Fondation GAN lors de la 60e édition de la Semaine de la Critique, Emmanuel Marre et Julie Lecoustre viennent de présenter le film durant une tournée en Thaïlande, en Indonésie et à Singapour. Ils nous partagent cette expérience, réalisée dans le cadre d'un partenariat entre l'Institut français et le Festival Premiers Plans d'Angers.
Mis à jour le 27/02/2024
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Vous avez co-réalisé ensemble un premier film, Rien à foutre, présenté à la Semaine de la Critique en 2021. Comment sont nés votre collaboration et le projet du film ?
Emmanuel Marre : C’est un projet que j’ai commencé à écrire seul après avoir pris un vol Ryanair, où j’étais assis dans la première rangée face aux hôtesses. Ce jour-là, l’une des hôtesses était très jeune et j’avais l’impression qu’elle vivait quelque chose d’horrible dans sa vie, peut-être la perte de quelqu’un ou une séparation. Il y avait un contraste fort entre l’uniforme de l’hôtesse, le maquillage, la coiffure. C’est un des métiers où l’on doit cacher ses émotions et sa détresse n’en était que plus importante. Tout de suite après le décollage, elle a effacé toute cette émotion en arborant un masque de sourire et, à l’époque, j’ai trouvé ça très surprenant. Le film n’est donc qu’une tentative d’inventer une histoire possible à cette personne que l’on ne recroisera jamais, en tentant de savoir ce qu’elle a laissé au sol, quelles sont ses journées et ses nuits.
Julie Lecoustre : J’ai rejoint Emmanuel sur l’écriture : nous avons une manière de travailler, mais aussi d’écrire, où les possibilités de fabrication sont entremêlées aux rencontres et aux recherches documentaires. Il y a quelque chose qui s’est fait de manière très organique dans notre façon d’enrichir l’écriture, de la nourrir et de la faire dévier. Notre première collaboration avait eu lieu sur le moyen métrage d’Emmanuel, D’un château l’autre, où nous avions déjà travaillé de la même manière.
Rien à foutre a été salué à de nombreuses reprises, notamment en remportant le Prix à la Diffusion de la Fondation GAN, ainsi que plusieurs Magritte, dont celui du meilleur premier film. Quel a été l'impact de cet accueil positif sur le film ?
EM : La Semaine de la Critique, c’était vraiment le début pour nous, on ne s’y attendait pas du tout et ça a été une surprise extraordinaire, une forme de récompense pour le travail du film. Elle a mis de la lumière sur le film, auquel la presse s’est intéressée. Les Magritte, au contraire, ont un peu clos la vie du film, puisqu’il était déjà passé en salles à ce moment-là. Sur la diffusion du film, Rien à foutre est allé dans beaucoup d’endroits inattendus. On ne pensait pas du tout qu’il y aurait un public aussi jeune avec, par exemple, les meilleurs chiffres réalisés le premier jour à l’UGC des Halles ou au Pathé Wepler, à Paris.
JL : Il y avait toute une frange de public que les exploitants n’avaient pas l’habitude de voir en salles. La Semaine de la Critique, c’était l’étonnement après avoir filmé avec une toute petite équipe, en plein Covid, avant un retentissement auprès des jeunes qui était incroyable. Le film reflétait quelque chose d’impalpable, de partagé par toute une génération. Quant aux récompenses, c’est toujours très joyeux car c’est la reconnaissance du travail de toute une équipe. Ça nous a fait du bien de se dire que l’on peut fabriquer des films autrement et qu’il ne tient qu’à nous, cinéastes, techniciens, producteurs, d’avoir cet allant de créer des films comme des prototypes.
Vous venez d'effectuer une tournée en Asie dans le cadre d'un partenariat entre l'Institut français et le Festival Premiers Plans d'Angers. Quels ont été les images marquantes, les moments forts de ce séjour ?
JL : En couvrant trois villes et trois pays, on a réellement fait une sorte de grand écart. Par exemple, à Bangkok, on est passé du seul cinéma indépendant associatif de Thaïlande à la Cinémathèque, un lieu très prestigieux. Chaque projection était faite de rencontres différentes. Pour n'en citer qu'une, un soir, la veille d’un workshop à l’université de Bangkok, on a rencontré une jeune femme pendant une séquence de questions-réponses, qui a pris la parole pour nous dire combien le film l’avait marquée. Ayant été elle-même hôtesse de l’air, elle avait la sensation que l’on racontait sa vie. C’était assez troublant de se dire qu’à Bangkok, on tombait sur quelqu'un qui avait vécu ses rêves et ses désillusions de la même manière. Elle avait d’ailleurs fait une reconversion et était devenue aide-enseignante de la classe qu’on allait voir le lendemain. Au final, on a passé quasiment 24h avec cette jeune femme du bout du monde qui se sentait impliquée et concernée, autant personnellement qu’émotionnellement.
EM : Ce qui est fou, c’est que nous vivions une sorte de dépaysement total à chaque fois. Pourtant, les gens qui regardaient le film nous disaient “mais on comprend exactement ce que vous voulez dire”. Ils étaient très sensibles, d’une manière assez identique à ce qu’on avait pu vivre en Europe, c’est comme si le film n’avait pas de nationalité.
Vous venez de parler de Bangkok, mais vous avez aussi pu présenter Rien à foutre à Jakarta et Singapour. De quelle manière se sont déroulés les échanges et les rencontres à l'issue de ces projections ?
EM : J’avais la sensation qu’il y avait quelque chose d’assez commun à Jakarta et à Bangkok, mais, par contre, à Singapour, c’était très différent. C’était finalement un public dont l’intérêt pour le film était plus “classique” alors qu’il y avait plutôt un appétit, à Jakarta et à Bangkok, sur la fabrication des choses.
JL : Disons qu’à Singapour, il s’agissait plutôt d’un public d’expatriés alors qu’à Bangkok et à Jakarta, c’était beaucoup plus mixte. En Europe, on a beaucoup discuté de cette solitude ultra-européenne, une chose qui s’est beaucoup retrouvée à Jakarta et à Bangkok. On a énormément parlé du deuil et, par ailleurs, la question du départ et du retour chez soi était aussi très liée. Ce sont de très grands pays, où l’on part souvent pour aller à la capitale sans avoir la possibilité de revenir très souvent. Il y a donc un décalage avec les grandes émotions familiales et les deuils.
Après l'une des séances, un échange a été réalisé avec des étudiants thaïlandais en cinéma. Que retenez-vous de ce temps de discussions avec une jeunesse passionnée par l'image ?
JL : C’était une rencontre mutuelle : nous venions chacun avec un bagage, des perceptions, des références cinématographiques qui étaient différents. On a beaucoup senti l’influence du cinéma de genre dans leurs envies, dans leurs élans, et aussi d’un grand cinéma de fiction. Nous avions également cette curiosité envers leurs désirs cinématographiques tandis qu’eux nous interrogeaient sur la manière dont on pouvait construire cette fiction. Ils voulaient savoir comment l'on peut chercher des choses dans notre quotidien et notre environnement pour les faire basculer en fiction.
EM : On a réellement pu discuter de fabrication de manière concrète, expliquer la façon dont on travaille, notamment en petite équipe ou en improvisation. Pour eux, c’était étonnant. On leur a vraiment appris un processus étape par étape, mais c’était très intéressant d’échanger avec eux car il y avait un enthousiasme aussi réjouissant que régénérant. Ils n’avaient pas peur de montrer leur passion dans l’expression de ce qu’ils ressentaient.
Cette expérience a-t-elle créé, pour vous et pour le film, des opportunités à l'international ?
EM : En termes d’industrie et par rapport au Festival Premiers Plans d’Angers, c’est un film qui est arrivé plus tard dans son processus. Avec le Covid, tout a été retardé, ce qui lui a permis d’être accompagné. Par exemple, Rien à foutre a été diffusé sur une plate-forme indonésienne et nous avons pu faire une conférence de presse, qui nous a donné des contacts dans l’industrie. On a aussi pu rencontrer des distributeurs thaïlandais et ça a été très intéressant pour mieux savoir comment les choses se passent.
Après Rien à foutre, avez-vous déjà une idée pour un second long métrage ? Allez-vous continuer à travailler ensemble ou poursuivre des projets séparément ?
JL : On travaille chacun sur un futur long métrage, mais tout en étant quand même présent sur les projets de l’autre. On est à deux endroits différents, je suis en cours d’écriture alors qu’Emmanuel est à la fin de l’écriture.
EM : Même si l’on écrit chacun séparément un long, on s’aide, l'un, l'autre, à l’écriture et l’on s’accompagne beaucoup sur les projets. On aimerait, dans le futur, trouver quelque chose qui nous plaise à tous les deux pour pouvoir se lancer dans un autre projet commun.
Le Festival Premiers plans d'Angers, met chaque année en compétition une centaine de premiers films européens. L'institut français à travers son soutien à l'émergence de jeunes talents, accompagne le festival et propose une sélection de 13 longs métrages issus de sa programmation récente, pouvant donner lieu à des tournées régionales dans le but de valoriser les cinématographies innovantes et créatives, mais aussi les réalisateurs, scénaristes et acteurs au-delà des frontières.