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Anaïs Tondeur nous parle de son projet "Fleurs de feux" avec le programme MIRA

Mon travail de l’image entend explorer le pouvoir agissant des images et des façons de raconter le monde qui soient porteuses de transformations de notre façon d’habiter et de cohabiter.

Lauréate du Prix Photographie et Sciences en 2023, Anaïs Tondeur développe une pratique inédite de l’image, où récits et enquêtes se rencontrent. Soutenue par le programme MIRA de l’Institut français et la Spot Home Gallery pour son dernier projet, Fleurs de feux, elle raconte sa résidence sur la Terre des feux, en Italie, et la naissance de ses nouvelles productions en parallèle de sa participation à l’exposition collective “Science/Fiction - Une non-histoire des Plantes” à la Maison Européenne de la Photographie jusqu’au 19 janvier 2025. 

Publié le 14/11/2024

5 min

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Vue de l'arpentage, Terre des Feux, Image Cristina Ferraiuolo
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Vue de l'arpentage, Terre des Feux © Cristina Ferraiuolo

Dans votre pratique artistique, vous entremêlez les disciplines et les formes entre art contemporain, photographie, récits ou encore enquêtes. De quelle manière choisissez-vous vos terrains d’exploration ?

Ma pratique de l’image s'inscrit dans un contexte précis, celui des grands bouleversements déclenchés par les crises environnementales, sociétales et climatiques. Dans ce contexte, ma démarche tend à explorer le pouvoir agissant des images et des récits qui soient porteurs de transformations de notre façon de vivre avec les autres du vivant et les grands cycles de la Terre.

Je mène cette recherche de manière située, directement dans des milieux perturbés, voire dévastés par l’activité anthropique, comme une ancienne friche d’usine photographique, la Zone d’exclusion à Tchernobyl ou la Terre des feux en région de Campanie. 

À partir de, et avec ces milieux, je cherche à composer de nouvelles alliances, par lesquelles penser nos relations à la Terre, pour mieux les panser, et ainsi inventer d’autres modes de co-habitation. 

 

Dans le cadre du programme MIRA (Mobilité internationale de recherche artistique) de l’Institut français, vous avez effectué une résidence sur la Terre des feux, dans la région de Campanie en Italie. Pouvez-vous nous rappeler ce qui fait la particularité de cette région et nous expliquer pourquoi vous avez voulu développer en référence le projet Fleurs de feux ?

Avec Fleurs de feux, je poursuis une expérimentation initiée il y a dix ans avec le philosophe Michael Marder auprès des plantes qui poussent à la marge de nos sociétés, en particulier dans les sols extrêmes de l'Anthropocène. Les adventices, plantes compagnes de ce nouveau projet, poussent sur un territoire en proie aux feux du volcan, le Vésuve qui surplombe la région et parmi les cendres de déchets parfois hautement toxique, incendiés par l’écomafia. Le sol de la Terre des feux était jusque dans les années 50 environ, l’un des plus riches et fertiles d’Italie, voire d’Europe. Grâce aux cendres volcaniques et à la décomposition millénaire de la matière organique, une couche d’humus de plus d’un mètre d’épaisseur s’était formée, en certains endroits. Cette terre est ainsi devenue le potager de l’Italie jusqu’au moment où Naples a commencé à vomir ses détritus, pour devenir ensuite la zone de fin de parcours de déchets originaires non seulement du nord de l’Italie, mais aussi de l’Europe entière. 

Des quantités astronomiques de déchets ont ainsi été brûlées, au bord des routes et dans les champs ou encore enfouies : à certains endroits, ce sont même des camions remplis de déchets qui étaient directement enterrés. Ces enfouissements avaient lieu dans des carrières de pierre volcaniques, sur les pentes du Vésuve ou dans les champs d’agriculteurs, complices ou sous la menace des clans de l’éco-mafia de la région.

C’est dans ce contexte de pollution des sols et des corps que j’ai rencontré neuf communautés de plantes qui poussent spontanément dans ces milieux chargés en métaux lourds et qui, à leur manière, participent à soigner les sols, en aspirant les polluants via leur système racinaire et dans leurs fibres.

D’après certains botanistes, les plantes surproduisent une molécule connue sous le nom de phénol lorsqu’elles se trouvent dans un sol lourdement pollué. Par le processus photographique, je collecte cet excès de phénol, sans extraire la plante de son milieu. Pour ce faire, j’active le phénol particulièrement présent chez ces êtres végétaux en les plongeant ou en les enveloppant dans une brume d’eau, de vitamine C et de cendres collectées sur les sols incendiés. Ce mélange naturel dynamise les molécules de phénol pour conduire la plante à déposer son empreinte sur les surfaces photosensibles, composées de papier ou de textile. Ces tissus sont eux-mêmes issus des décharges ou des espaces de tri des déchets.

Ensuite, en s’inspirant de la pratique de la poétesse et herboriste Emily Dickinson, qui glissait dans chacune de ses lettres une composition de plantes séchées, j’envoie successivement les empreintes phytographiques des neuf communautés végétales au philosophe Michael Marder. Ce dernier adresse une lettre à chacune d'elles. À réception, je retourne auprès de la plante pour lui lire les mots du philosophe. Puis, durant la lecture, je réalise une nouvelle phytographie. Il est particulièrement intéressant de comparer la première empreinte phytographique à celle composée lors de la seconde rencontre. 

Avec Fleurs de feux, je poursuis une expérimentation initiée il y a dix ans avec le philosophe Michael Marder auprès des plantes qui poussent à la marge de nos sociétés, en particulier dans les sols extrêmes de l'Anthropocène.

Quels ont été les temps forts de cette résidence en forme de rencontre avec neuf communautés de plantes qui poussent sur la Terre des feux ?

Ce projet a été porté par les puissantes rencontres avec ces communautés de plantes. Au regard du temps et de ces gestes réitérés, une forme singulière de mise en lien s’est tissée entre ces êtres de la marge et nos existences d’humains. Le travail du regard est devenu un travail de l’égard ouvrant la possibilité de nouvelles relations, dans ce contexte dévasté.

Ces rencontres ont été guidées par la curatrice et galeriste napolitaine Cristina Ferraiuolo et par des chercheurs et des activistes qui luttent contre ce biocide depuis de nombreuses années. Avec une grande générosité, chacun nous a aidés à entrer dans l’épaisseur de la complexité de ce territoire, via des analyses parfois très divergentes, notamment au sujet de la contamination des corps et des terres de la région.

La rencontre avec les milieux où vivent ces plantes et ces habitants activistes a également été bouleversante. Je pense notamment à un champ, accessible par une petite route qui traverse des cultures fruitières et des serres maraîchères. Ce champ se trouve sur la propriété de l’une des grandes familles du réseau napolitain de crimes organisés. À quelques mètres de leur villa, actuellement sous séquestre, deux tranchées avaient été creusées, révélant une histoire géologique des enfouissements de déchets toxiques sur les terres mêmes de cette famille. Des couches de détritus, constitués notamment d’amiante, de fragments de plastiques, d’anciennes batteries et de piles éventrées, étaient stabilisées entre des strates de matières minérales, donnant à voir des horizons de sols symptomatiques de l’Anthropocène.

En parallèle des arpentages sur ces terres polluées, nous nous sommes rendues sur des sites archéologiques, comme Oplontis et Boscoréal. À Pompéi, nous avons été accueillies par l’archéobotaniste Chiara Comegna qui étudie les traces de vies passées des plantes au cœur de notre projet. En effet, ces plantes peuplaient déjà les sols de la région avant l’éruption du Vésuve en 79 de notre ère, comme en attestent des fragments carbonisés de leurs corps végétaux, extraits en partie par Chiara Comegna. Elle nous a montré des fragments végétaux trouvés sur le site d’une ancienne prairie. Celle-ci, fraîchement fauchée avant l’éruption du Vésuve, fut carbonisée par les nuées ardentes du volcan. Elle regorge d’indices précieux sur les types d’adventices qui poussaient en ces temps, sur ces terres.

La première fois que nous nous sommes rendues dans son laboratoire, Pompéi était quasiment désert. Au loin, vrombissaient trois débroussailleuses. Les jardiniers de Pompéi coupaient les petites plantes qui se nichent dans les fissures des vieilles pierres des villas romaines. Ces plantes sont si communes en ces lieux que la racine latine de leur nom renvoie à rudus, ruderis : la ruine. Le naturaliste Carl von Linné est à l’origine de ce nom, mais il ignorait certainement que ces plantes évolueraient également dans les sols saturés en métaux lourds, dans d’autres types de ruines, celles du capitalisme. 

 

La résidence donnera lieu à différentes productions. Pouvez-vous nous en parler ?

Une grande exposition est prévue à Naples début 2025, et à Strasbourg dans le cadre du Prix Photographie et Sciences de mai à septembre prochain à Stimultania, un pôle dédié à la photographie.

L’exposition sera composée comme une mise en correspondance inter-espèce, à l’image de notre processus de création. De la feuille végétale à la feuille photosensible, à la feuille épistolaire, les visiteur·es seront invité·es à entrer dans ce réseau de relations.

Les phytographies sur papier et sur tissu, de formats quasi humains, ainsi que les lettres du philosophe se répondront dans un jeu de mise en espace et en certains points, de reflets.

Une série de vidéo donnera à voir une marche durant laquelle nous avons réuni les chercheurs et les activistes, compagnons du projet sur une coulée de lave du Vésuve qui surplombe deux importantes décharges. Ce partage en mouvement fut ponctué d’une conférence in-situ du philosophe Michael Marder, de lectures aux êtres végétaux en présence et portée par les harmonies des doubles flutes jouées par le musicien Giovanni Saviello qui fabrique ses propres instruments avec les roseaux de la Terre des feux.

Un espace sera dédié au processus phytographique, tandis qu’un second, plus documentaire, par l’image et des textes, écrits sans doute par les activistes rencontrés et des chercheurs, témoignera des histoires passées et présentes de la Terre des Feux. Dans cette partie seront également présentées des tirages au charbon des plantes qui vivaient avant l’éruption du volcan, ensuite conservés grâce à la carbonisation de leurs fibres.

En parallèle de l’exposition, nous poursuivons plusieurs protocoles d’écriture dans le cadre d'une nouvelle forme de correspondance plantes-humains.es. Cette fois-ci, il s'agit d'une correspondance interculturelle entre des classes de primaire et de collège à Strasbourg et sur la Terre des Feux, qui les invitent à de nouvelles rencontres, via les adventices, ces plantes qui vivent à la marge de leur quotidien.

Depuis plusieurs années, j’essaie d’incarner ces autres modes de relation au vivant dans une démarche aussi bien philosophique que pratique

Vous participez à l’exposition collective “Science/Fiction - Une non-histoire des Plantes” à la Maison Européenne de la Photographie jusqu'au 19 janvier prochain. Comment s’est déroulée cette collaboration ?

Cette exposition à la Maison Européenne de la Photographie tourne également notre attention vers les plantes en nous invitant à réfléchir à la singularité de la vie végétale et à notre rapport à celle-ci.

Prenant comme point de départ la lecture d’Octavia E. Butler ou encre de J. G. Ballard, les deux commissaires d’exposition Clothilde Morette et Victoria Aresheva donne à réfléchir à une histoire visuelle du monde végétal. C’est dans ce contexte, notre monde tel qu’il apparaît parfois dans des récits d’anticipation imagés que je présente ma recherche photographique précédent Fleurs de feux : Tchernobyl herbarium.

Par cette série, j’explore la question du trauma par la perspective de plantes qui poussent sur des sols irradiés de Tchernobyl, dans la Zone d’exclusion. En recourant à la rayographie, je mets en contact les plantes irradiées avec des surfaces photosensibles. La radioactivité contenue dans la plante participe à l’exposition du corps végétal sur le papier et ainsi à l’émergence de l’image, telle une trace matérielle du désastre invisible. Grandissant d’un rayogramme par année écoulée depuis l’explosion de la Centrale n°4, cette rencontre de la plante par le processus photographique est également développée avec le philosophe Michael Marder, lui-même marqué par la catastrophe nucléaire en 1986.

Vingt et un rayogrammes de cette série sont présentés auprès des recherches photographiques où les plantes deviennent nos compagnes et collaboratrices comme aussi dans le travail d’Almudena Romero ou d’Alice Pallot. 

 

 

Avez-vous déjà de nouvelles idées d’expéditions pour les prochains mois ? Votre démarche doit-elle être ajustée selon l’évolution actuelle des milieux naturels et notamment le changement climatique ?

Depuis plusieurs années, j’essaie d’incarner ces autres modes de relation au vivant dans une démarche aussi bien philosophique que pratique, par les procédés que je développe. C’est ainsi que je me suis interrogée, à l’instar d’une grande communauté d’artistes contemporains, sur l’héritage extractiviste de nos médiums, d’autant que l’industrie photographique est et a été une grande consommatrice de métaux, comme l’argent pour la photographie argentique et, de nos jours, les métaux rares. Je vais exposer à Paris Photo Le Témoignage des sols, des tirages de plusieurs mètres de longs composés à partir de papier photosensibilisé que je mets en contacts avec les sols de l’ancienne usine Kodak, située à Vincennes. Il n’y a pas eu de dépollution des sols. Certaines zones y sont encore particulièrement polluées, avec des impacts sur la santé des habitants, au point que, dans les années 2000, une école primaire a dû fermer à cause de cas de leucémie.

Dans une attention constante, aux milieux de vies je cherche ainsi à repenser les modalités de création de l’image en explorant comme avec les phytographies ou ces chromatographies, des procédés moins toxiques et plus respectueux de l’environnement.

Pour les nouveaux terrains d’exploration, je resterai plus local, en Île-de-France. J’ai commencé à collaborer avec un nouveau groupe de chercheurs, composé d'ingénieurs, d'anthropologues et d'historiens de l’urbanité, mais aussi d'habitants et d'agriculteurs. Dans le cadre du programme de recherche intitulé OCAPI à l’école des Ponts et Chaussées, nous explorons la valorisation agricole de l’urine humaine. Il s’agit pour ma part de suivre une sélection de circulations de ce fluide corporel, de l’assiette aux champs. Chaque série photographique sera imprimée sur un papier qui sera fabriqué à partir des fibres des végétaux qui auront été fertilisés par l’azote présente dans l’urine humaine des protagonistes photographiés.

De cette manière, il s'agit de révéler un nouvel enchevêtrement de relations, cette fois-ci organiques entre les habitants du Grand Paris et les milieux alentour qui nous alimentent et que nous pourrions nourrir autrement en retour. Par l’enquête et par la matérialité de l’image, je rendrai tangible les continuités matérielles et symboliques entre le ventre des habitantes et les sols de la région parisienne. 

L'institut français, LAB