Béatrice Joyeux-Prunel
Béatrice Joyeux-Prunel est professeure en Humanités numériques à l’université de Genève. Elle vient de publier Naissance de l’art contemporain. 1945-1970. Une histoire mondiale, le dernier volume de sa trilogie consacrée à l’histoire transnationale des avant-gardes.
Publié le 07/06/2021
5 min

Historiquement, les musées ont toujours été prescripteurs de canons, à la fois pourvoyeurs d’un récit national et éléments clés d’une politique culturelle destinée à l’international. Ce paradigme est-il aujourd’hui en train d’évoluer ?
L’histoire des musées est intimement liée à celle des nations et des nationalismes. Les plus grands musées ont été fondés en plusieurs vagues, la première au début du XIXe siècle, à l’époque où les Français et les Anglais faisaient des campagnes en Egypte pour en ramener des trésors, la seconde à la fin du XIXe siècle, en Allemagne et en Europe du Nord. Progressivement une sorte de « kit » de l’identité nationale s’est mis en place : il fallait avoir un musée, une grande bibliothèque, un grand écrivain, une langue unie. A la fin du XIXe siècle, ce kit s’enrichit de la nécessité de se doter d’un musée d’art vivant dédié aux écoles nationales. Une autre vague intéressante intervient dans les années 50, avec la création de musées qui s’intéressent désormais aux avant-gardes, en France, en Yougoslavie, au Brésil, en Argentine, au Japon. Le musée a donc bel et bien une longue histoire de compagnonnage avec la constitution des identités nationales, et d’un certain nombre de canons à la fois esthétiques et socio-politiques. Est-ce que cela a changé aujourd’hui ? Oui et non. Les musées sont toujours des espaces de consécration, ils ont un rôle presque sacralisant. Le canon s’en trouve à la fois consolidé et fragilisé. Consolidé, parce qu’au final ce sont presque toujours les mêmes œuvres qui sont exposées, par effet de mimétisme. Fragilisé par la vague postcoloniale, qui a remis en cause ce canon en pointant du doigt son ethnocentrisme, sa vision masculine du monde, et son idéologie progressiste biaisée.
Dans votre ouvrage Les avant-gardes artistiques, 1848-1918. Une histoire transnationale, le premier volume de votre trilogie, vous écriviez que « le jeu des avant-gardes fut toujours géopolitique, jouant d’un lieu contre l’autre ». Est-ce que ce constat est également valable aujourd’hui ?
J’ai tendance à penser que oui, et plus que jamais. Depuis la fin des années 60, les classements d’artistes comme le Kunstkompass mentionnent la nationalité. Depuis la fondation des Biennales à la fin du XIXe siècle, avec leurs pavillons nationaux qui étaient mis en concurrence, pas grand-chose n’a changé. Aujourd’hui, même si ces pavillons accueillent parfois des artistes étrangers, les questions de la presse et des milieux politiques restent les mêmes : notre pays est-il « au top » ? Certes, les institutions font des efforts pour essayer de dépasser cette mise en concurrence. Notamment parce que les curateurs sont une élite cosmopolite qui a complètement dépassé le nationalisme. Mais les directeurs de musées et de pavillons nationaux sont financés par des Etats, qui attendent des résultats symboliques pour leurs pays.
Vous venez de publier Naissance de l’art contemporain. 1945-1970. Une histoire mondiale. Vous y décrivez la naissance d’un monde de l’art autour de plusieurs centres, avec la mise en place de réseaux informels internationaux. Faut-il y voir une opportunité de décentrer les récits, ou une nouvelle forme de nivellement qui favorisait certaines formes au détriment des autres ?
Je pense paradoxalement que plus il y a de concurrence, plus il y a d’homogénéité. Tout le monde s’observe et se compare, et finit par faire la même chose. Tout est certes labellisé et présenté comme différent. Mais la circulation des images, des personnes et des objets, dans un contexte de l’art contemporain très internationalisé, fait que l’on finit par réagir aux mêmes choses et aux mêmes situations. Les acteurs du monde de l’art jouent de cette circulation des images. La mondialisation génère du « meme », au sens anglais et actuel du terme : des formules qui se répètent, mais qui ont aussi une dimension critique.
Dans quelle mesure le fonctionnement des musées relève-t-il aujourd’hui d’un positionnement politique, voire moral ? Récemment, les œuvres de Claude Lévêque ont été décrochées des murs du MAMCO à Genève. Est-ce que les critères d’institutionnalisation des artistes sont en train de changer ?
Le musée est un lieu de consécration et de construction de valeurs qui a beaucoup entériné ce qui venait du marché. Or le marché de l’art qui se constitue à partir des années 60 est – osons le terme – dégueulasse : injuste, misogyne, violent, souvent sadique, méprisant les plus faibles. Un artiste de l’époque, que je cite dans mon livre, révèle qu’un marchand d’art lui demandait de l’art « vicieux ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Quand on regarde les œuvres de Claude Levêque à la lumière de ce qui lui est reproché et qu’il semble avoir avoué, même en l’absence de procès, on se demande vraiment comment un musée peut cautionner cela. Depuis les années 60, le marché a absorbé ce type d’œuvres, parce qu’il y avait un effet de libération des mœurs, mais aussi parce que le musée était devenu un lieu où l’on pouvait tout faire. Le « white cube » fonctionnait de façon étanche : ce qui se déroulait à l’intérieur n’en sortait pas. Aujourd’hui, le white cube s’est progressivement ouvert, et un aller-retour s’est créé avec la société. C’est le fruit d’une prise de conscience qui a d’abord été celle des artistes eux-mêmes, qui ont commencé à s’interroger depuis les années 60, notamment sur la question des financements des musées par des acteurs qui tiraient leur richesse d’activités contestables : multinationales pétrolières, gaz exfoliants du Vietnam, trafic de biens juifs, etc. La presse se fait peu l’écho de ses débats qui sont pourtant vivaces dans le monde de l’art. Progressivement, des artistes commencent à demander des comptes. Jusque-là, les conservateurs de musées résistaient, mais les choses sont en train de changer. Encore une fois, le mouvement post-colonial a aussi joué son rôle, avec des évènements comme la Documenta de 2017, menée par Paul Preciado.
Depuis de nombreuses années, vous utilisez les outils numériques (distant reading, intelligence artificielle) dans votre recherche. Est-ce qu’ils permettent de contribuer à visibiliser d’autres contextes ?
Nous sommes tous portés à étudier des choses qui nous sont proches : elles nous arrivent plus rapidement et plus facilement. C’est pourquoi mes premiers travaux sur l’internationalisation m’ont rapidement poussée à écarter la possibilité d’étudier différents cas l’un après l’autre. J’avais besoin de quelque chose de plus panoramique. De ce point de vue, les catalogues d’expositions, internationalisés dès le début du XXe siècle, sont un outil précieux. Le numérique permet d’en étudier des centaines ou des milliers à la fois. L’intelligence artificielle facilite la récolte des données, par la reconnaissance optique de caractère et la description sémantique des textes. L’approche computationnelle fait alors ressortir des acteurs et des lieux qui n’étaient pas ceux auxquels on a accès a priori. Ce n’est pas une méthode infaillible mais c’est un début. Cela peut aussi s’étendre à la circulation des images : on peut ainsi les comparer entre elles et étudier leur diffusion. C’est un projet, intitulé Visual Contagions, que nous menons en ce moment à Genève.

Béatrice Joyeux-Prunel a participé au séminaire Livre de l'Institut français, lors du webinaire intitulé "Les tendances éditoriales 2020-2021 dans le domaine des Sciences Humaines et Sociales".