Camille Morineau
Camille Morineau est conservatrice du patrimoine et historienne de l’art spécialiste des artistes femmes. En 2014, elle a co-fondé l’association AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions) qui a pour but de rendre visibles les artistes femmes des XIXe et XXe siècles en produisant et en diffusant du contenu. À l’occasion du Forum Génération Égalité, organisé par ONU Femmes et qui culminera à Paris du 30 juin au 2 juillet après avoir été lancé à Mexico au mois de mars dernier, AWARE s’est associée à la designer matali Crasset pour imaginer ensemble l’exposition documentaire Be AWARE. A History of Women Artists.
Mis à jour le 28/06/2021
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Vous avez co-fondé AWARE en 2014. Qu’est-ce qui a motivé ce projet ?
J’ai fait une partie de mes études aux États-Unis (Williams College, Mass) où j’ai découvert les études de genre. Ces Gender studies m’ont appris à questionner ce point de vue très « genré » qui consiste à penser que les femmes sont naturellement absentes de la création. Mon envie de créer AWARE est partie d’une intuition, vérifiée en 2009 lors de l’exposition elles@centrepompidou, Artistes femmes dans les collections du Musée national d'art moderne. L’intuition qu’il y a énormément d’artistes féminines importantes et que le seul problème est de trouver l’information sur ces artistes. J’ai donc voulu créer un outil qui allait chercher ces informations et qui les partage dans le même mouvement via un site internet. C’est important de mettre en contexte le travail des femmes à travers une information écrite par des spécialistes qui soit vérifiée, éditée, sérieuse et signée. Dès que l’information est disponible, elle engendre un circuit de reconnaissance qui bénéficie à toutes les artistes femmes. C’est un cercle vertueux !
Pourquoi avoir lancé le Prix AWARE ?
A l’époque de l’exposition elles@centrepompidou, j’avais regardé un peu les prix et je m’étais aperçue que la grande majorité des prix dans l’art, tous domaines confondus, étaient donnés à des hommes. Cela a beaucoup changé ces dernières années, mais pendant longtemps, voire des siècles, seuls des hommes étaient primés. J’ai eu envie de résoudre ce problème-là en créant un prix uniquement destiné aux femmes. Aujourd’hui, c’est moins vrai parce que les prix donnés aux jeunes artistes sont très attentifs à la parité et à la diversité en général. D’ailleurs, il est probable que le Prix AWARE évolue, car il est moins légitime en 2021 qu’il y a sept ans.
Vous avez également créé le Prix d’Honneur AWARE, en quoi consiste-t-il ?
Le Prix d’Honneur AWARE permet de récompenser des femmes qui ont travaillé en France ou qui ont des liens forts avec la France mais qui n’ont pas encore eu de rétrospective ici. Nous récompensons des femmes qui travaillent, pour certaines, depuis très longtemps. Dans l’art, on peine à reconnaître le travail des femmes. Je pense par exemple à Louise Bourgeois dont le travail a été reconnu très tard. Le Prix d’Honneur est destiné à rendre visible cette typologie d’artistes. Nous les aidons en leur offrant 10 000 euros ainsi qu’en leur consacrant une publication, un entretien dans lequel elles parlent de leur art et de leur vie. Ces femmes n’ont pas été assez regardées ou écoutées, nous leur donnons aujourd’hui la parole. C’est d’ailleurs très difficile de retrouver la parole d’artistes femmes, pas seulement leurs œuvres, mais aussi leurs mots ! Nous avons, cette année, lancé un podcast qui consiste à valoriser les archives radio et télé pour justement retrouver la voix des femmes. Pour aller à la rencontre de leur expérience et de leur parcours de vie qui est souvent assez impressionnant.
Pour le Forum Génération Égalité, organisé par ONU Femmes du 30 juin au 2 juillet 2021 à Paris, AWARE propose une exposition documentaire sur l’histoire des artistes femmes. Comment va-t-elle prendre forme ?
Be AWARE. A History of Women Artists est une exposition qui est destinée au grand public, à des personnes qui ne sont pas spécialistes en histoire de l’art. Nous avons demandé à la designer matali Crasset de nous aider à penser cette exposition. Ensemble, nous avons réfléchi à ce que l’on voulait faire ressortir de notre expérience. Créer une exposition qui permette à la fois d’ouvrir notre savoir au grand public, de rendre visibles les artistes femmes mais qui puisse aussi voyager facilement. Un projet assez ergonomique comprenant des images, du son, de la vidéo et des textes à lire. Pour cela, nous avons proposé à des autrices à l’étranger de produire des textes. C’est un travail collectif tout à fait dans l’esprit d’AWARE.
Comment s’est déroulée la curation de l’exposition ?
Avec Anaïs Roesch et Matylda Taszycka, nous avons défini de grands thèmes. Nous voulions des figures assez connues auxquelles le grand public puisse s’identifier, des clefs d’entrée assez faciles comme Frida Kahlo, Cindy Sherman ou Louise Bourgeois, mais aussi des artistes moins connues comme les Guerrilla Girls. Nous étions attentives à représenter différents mediums car le public est souvent très surpris d’apprendre que les femmes ont travaillé toutes les techniques, y compris la sculpture, la photographie, etc. Il y a encore beaucoup de préjugés qu’il faut renverser. L’exposition doit à la fois attirer du monde, mais aussi les inviter à s’asseoir, à passer du temps sur place, à regarder les films, écouter les podcasts, à rentrer dans cette histoire inconnue des artistes femmes.
Les contenus proposés s’organisent en quatre thèmes (créer, montrer, écrire, s’allier). Pourquoi avoir choisi ces angles ?
Encore une fois, c’est un travail d’équipe ! Nous avons élaboré quatre grands thèmes. Le premier « Créer » se penche sur nos préjugés sur les femmes et la création. La plupart des gens s’imagine que les femmes n’ont pas pu créer parce que c’était trop difficile, notamment à cause de leur maternité ou d’un accès compliqué à l’éducation. Nous décrivons les obstacles qu’elles ont dû affronter, mais aussi leur créativité. Le thème « Montrer » aborde la question de l’invisibilité. Pourquoi n’avons-nous pas vu les femmes ? Pourquoi sont-elles invisibles et comment les faire connaître ? L’information est maintenant disponible, il suffit de la publier et de la partager pour que le savoir s’installe et se construise. C’est de cette réflexion qu’est né le thème « Écrire ». Maintenant que nous avons élaboré ces biographies d’artistes, comment les réinsérer dans une histoire de l’art ? Comment bouleverser les collections permanentes des musées, comment repenser les expositions collectives ? Comment redéfinir des mouvements qui ont complètement oublié les artistes femmes comme le cubisme, le fauvisme, l’art conceptuel ou encore le pop art ? Des mouvements qui ont été définis comme uniquement constitués d’artistes hommes alors qu’en réalité, il y avait énormément d’artistes femmes qui travaillaient dans ces avant-gardes. Et enfin « S’allier » déroule la question du collectif. C’est une manière de répondre aux trois questions précédentes. Comment les femmes ont continué à travailler, seules, invisibles et dans l’ombre, sans pouvoir vendre leur travail et le montrer. Pour beaucoup d’entre elles, il y a eu la question de la sororité, de l’entraide et de la transmission.
Pourquoi avoir choisi de vous associer à matali Crasset pour cette exposition ? Qu’est-ce qui vous a plu dans son travail ?
matali Crasset est très engagée sur les sujets de société et de féminisme, c’est quelqu’un qui a un univers coloré, graphique et très efficace. Son univers pop est visible et nous avions besoin de cette visibilité-là. Elle est très pragmatique, très soucieuse du confort des gens à qui elle s’adresse. D’autant qu’elle avait beaucoup de contraintes, elle devait faire un mobilier qui puisse voyager facilement, qui ne soit pas trop cher, qui soit en même temps un meuble et un support de savoir. C’est quelqu’un qui a réussi à intégrer toutes ces contraintes dans un objet qui est à la fois beau, et efficace. Elle a vraiment une grande capacité à apporter des solutions.
Grâce notamment au travail de matali Crasset, le projet sera mobile, jusqu’où ira-t-il géographiquement ?
Aussitôt l’exposition à la BNF terminée, il ira à Berlin où il rejoindra l’exposition collective sur la scène artistique européenne, Diversity United qui ouvre 9 juin à Tempelhof. Un vernissage spécifique du module BE AWARE aura lieu le 14 juillet. Le module voyagera ensuite avec cette exposition à Berlin. Il sera également invité dans les Instituts français du monde entier, soit sous forme d’exposition soit via une application. Avec le soutien de l’Institut français, nous avons développé une app en cinq langues (nous ajoutons l’allemand, le russe et l’espagnol) qui sera téléchargeable et qui permettra à l’exposition de voyager encore plus simplement !

En partenariat avec AWARE, l’Institut français proposera au réseau culturel français à l'étranger Be AWARE. A History of Women Artists, une exposition documentaire sur l’histoire des artistes femmes des XIXe et XXe siècles.
L'Institut français est également pleinement mobilisé autour des enjeux forts d’égalité entre les femmes et les hommes. En savoir + sur l'engagement de l'Institut français dans ce domaine