Carl-Oskar Linné
Artiste suédois né en 1983, Carl-Oskar Linné interroge, dans plusieurs de ses œuvres récentes, les concepts de lieu et d’identité. Il se penche également sur la crise du logement en Europe de plus en plus aigüe dans un contexte d’évolution des infrastructures économiques, notamment lors de sa résidence de la Cité internationale des arts à Paris, qui a débuté en octobre 2019.
Mis à jour le 27/02/2020
5 min

Quand avez-vous su que vous étiez un artiste ?
Je ne suis toujours pas sûr d’être devenu un « vrai artiste ». Est-ce seulement possible ? Mais après des études assez diverses, notamment en ingénierie, musicologie, histoire des idées et communication visuelle, je me suis pris de passion pour la photo. Après une première exposition collective en Suède en 2007, j’ai rapidement démissionné du job alimentaire que j’avais pour m’installer à Paris, et j’ai commencé à me dire photographe. J’ai travaillé pour le magazine GogoParis et couvert les vernissages, et en six mois, j’ai eu la chance d’avoir ma première exposition personnelle. Depuis ce moment-là, je me présente en effet comme artiste.
Que représente pour vous la photographie en tant que médium ?
Réaliser des images photographiques est vraiment fondamental, et commence toujours de la même façon : je vais simplement quelque part, j’y passe du temps. J’ai de l’estime pour l’école de Düsseldorf (Becher, Höfer, Gursky, Ruff, etc.) pour son esthétique inexpressive. Le photographe essaie délibérément de s’effacer de la photo, ce qui aboutit inévitablement à l’effet inverse. Cela m’a amené à essayer de décomposer la photo en textes et en objets, avec l’objectif d’analyser les histoires, les détails et les informations cachées derrière les images ; des choses souvent invisibles. Des artistes comme Christopher Williams, Jenny Holzer et Trevor Paglen sont essentiels à ma compréhension du médium photographique.
Vous travaillez régulièrement avec Marius Moldvær, un artiste norvégien que vous avez rencontré en école d’art...
Nous nous sommes rencontrés en 2010 et avons d’abord travaillé sur un projet intitulé « Real World or Places That Don’t Exist ». Ensemble, nous avons visité, photographié et écrit sur le siège de l’OTAN, le « Hameau de la Reine » de Marie-Antoinette dans les jardins de Versailles, les Archives nationales à Oslo, et la deuxième soirée gay jamais organisée dans un bar à Gibraltar. Pour nous, il s’agissait de non-lieux, presque des sous-produits des relations avec les phénomènes culturels locaux, les expériences personnelles et les structures du pouvoir. La série de photographies est devenue un livre qui contient neuf chapitres consacré chacun à une photo, tissant faits et fiction.

Les panneaux semblent importants dans vos œuvres...
J’ai réalisé que la plupart de mes œuvres prennent en fait la forme de panneaux ! Que je grave un bloc de minerai de fer, crée un panneau d’affichage numérique, un texte sur une affiche graphique, un écran d’info télé ou juste une vidéo ou des photos, les panneaux sont des moyens incroyablement efficaces pour convaincre quelqu’un de votre message... Peut-être parce qu’on apprend aux humains à les lire et à les suivre ?
De quoi êtes-vous le plus fier dans votre travail ?
Lors de ma résidence en Norvège en 2018, j’ai concentré mon travail sur la préparation d’un processus politique intéressant. Dans le cadre d’un grand effort de rationalisation de l’État, 428 communes s’apprêtaient à n’en faire plus que 354, et je me suis retrouvé dans une commune qui devait fusionner avec la commune voisine. Mais le processus s’était arrêté, car les communes ne parvenaient pas à s’entendre sur un nouveau nom. J’ai téléphoné pour me renseigner sur le processus, puis j’ai réalisé des interviews, filmé et photographié la région environnante. L’œuvre principale qui est issue de ce travail – un film – montre les deux maires donnant leur point de vue sur la question du nom – deux points de vue qui se sont avérés totalement incompatibles. Si une lutte entre voisins sur ces questions-là s’avère si âpre, quel peut être l’avenir des grands projets démocratiques ?
J’avais bataillé avec les les aspects critiques et négatifs de ce travail ; un changement s’est produit quand j’ai décidé d’introduire un élément musical. J’ai chanté aux maires une chanson qui a finalement donné son titre au projet : « Just the Two of Us ». C’est devenu assez drôle, et surtout, je pense que cela a apporté à ces questions assez graves de la centralisation et de la perception de la politique et de la démocratie une petite touche de légèreté bienvenue. J’applique ce type de formule à mes autres œuvres, pour aller dans une direction plus simple et plus légère.
Comment le thème du logement et de la pauvreté a-t-il pris une place importante dans votre travail ? Ma famille et moi avons beaucoup déménagé durant mon enfance parce que nous étions pauvres et que nous ne pouvions pas nous permettre de garder notre maison. J’ai eu l’occasion de vivre dans des quartiers radicalement différents, ce qui explique sans doute une partie de mon travail aujourd’hui.
Il y a néanmoins un refus en Suède de reconnaître que la pauvreté existe, et un grand décalage entre la façon dont nous voyons notre société et la réalité dece qu’elle est... même si le sujet trop délicat pour être débattu. Le logement n’est plus un droit.
Passer du temps en France pour étudier ces questions me permet de confronter deux cultures et deux contextes qui mettent en jeu des mécanismes similaires.
Sur quoi travaillez-vous à Paris, à la Cité internationale des arts ?
Je travaille sur un projet collaboratif et une exposition intitulée « Borders and Crossing Them » avec Marius Moldvær. Le projet tente d’explorer la région « sans frontières » dans le grand Nord des pays scandinaves, où nous avons fait expédition en 2017. Nous avons notamment été surpris de découvrir des différences entre les villes frontalières et leurs lointaines voisines. Nous sommes en train d’en faire un film et d’immenses rubans jacquard qui rappellent les rubans-barrières de la police et des pompiers que nous avons rencontrés et les histoires que nous avons entendues.
Qu’espérez-vous que cette résidence à la Cité internationale des arts révèlera ?
La résidence est un vaste exercice de transformation de mes recherches en œuvres visuelles — quelque chose qui est sans doute plus facile à dire qu’à faire. Les œuvres d’art basées sur des recherches ont tendance se présenter sous la forme d’une masse d’informations dense et imperméable. Quand il y a abondance de matériau, il y a un risque que tout cela devienne un geste vide, qui tient le spectateur à l’écart. Je vois cela souvent et je m’en suis moi-même rendu coupable. Peut-être est-ce dû à notre capacité d’attention de plus en plus réduite, mais je trouve que la clarté, la simplicité, et même la légèreté ou l’humour, par leur capacité d’interaction, sont tous plus susceptibles d’atteindre un public.

Lauréat du programme de résidence à la Cité internationale des arts, Carl-Oskar Linné est à Paris depuis octobre 2019 et restera jusqu’en avril 2020.
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