Carol Awad (Pitchworthy) & Yousri Helal (Lab’ess)
Successeur du SafirLab, le dispositif Safir, co-financé par l'Union européenne, vise à déployer sur 4 ans un programme de développement de projets à vocation sociale, culturelle et environnementale dans 9 pays de la région Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO). Pitchworthy (Liban) et le Lab'ess (Tunisie) font partie du consortium mené par l'Institut français pour accompagner les 1 000 jeunes lauréats du projet et aider 7 incubateurs, sélectionnés dans toute la région, à se structurer. Carol Awad et Yousri Helal, membre de ces deux incubateurs, livrent leurs regards sur la dynamique entrepreneuriale de leur région et le rôle du programme Safir.
Mis à jour le 10/01/2022
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Comment se positionnent Pitchworthy et Lab'ess au sein de leurs écosystèmes respectifs ?
Carol Awad (Pitchworthy) : Pitchworthy travaille dans le renforcement des capacités économiques et éducatives de différents projets aux objectifs de développement durable. Parallèlement à cela, nous avons un rôle de stimulateur de la communauté entrepreneuriale locale. Dans ce sens, nous développons depuis deux ans un programme d'accélération en ligne qui nous permet de toucher de jeunes entrepreneurs résidant hors des grandes villes et n'ayant pas toujours la possibilité de se déplacer vers nous. Si nous avons une appétence pour l'entrepreneuriat social, nous adressons des projets dans de nombreux domaines, comme les services en ligne ou la tech.
Yousri Helal (Lab'ess) : le Lab'ess a été créé dans le sillage de la révolution tunisienne. À cette époque, la réglementation s'est assouplie et on a assisté à un véritable essor des structures associatives. Nous sommes d'abord venus accompagner ce mouvement pour structurer les associations naissantes. Tout en gardant cette activité, nous avons évolué assez vite vers l'entrepreneuriat social, avec des projets qui répondent aux problématiques urgentes de la Tunisie : le développement de la production locale, l'agriculture durable et l'environnement.
Quels sont les besoins des jeunes entrepreneurs qui viennent vers vous ?
Carol Awad : en dehors des besoins habituels d'une entreprise naissante en termes d'accompagnement sur le business model, les désirs des jeunes ont beaucoup changé, notamment depuis le début de la crise sanitaire. Nous insistons beaucoup sur le développement de traits de caractère uniques et de compétences universelles. Ce sont des aspects négligés par le milieu scolaire et universitaire et les jeunes entrepreneurs sont parfois démunis face à ce qu'on appelle les « soft skills », communication, motivation ou travail en équipe. Nous avons aussi l'ambition de les aider à développer leur sentiment d'appartenance à une communauté. Pouvoir s'appuyer sur un réseau au sein duquel naissent des interactions fructueuses est fondamental.
Yousri Helal : en Tunisie, il y a d'abord un manque de culture entrepreneuriale. C'est un sujet rarement abordé, même à l'école, et il faut du temps pour convaincre les jeunes de se lancer dans l'aventure. C'est d'autant plus important que le marché de l'emploi est saturé dans certains secteurs comme la fonction publique. Par ailleurs, l'écosystème tunisien manque de ressources, principalement à cause de l'absence de soutien des pouvoirs publics. Or, notre travail d'incubateur n'a de sens que s'il y a des moyens financiers pour pérenniser les projets. Le programme Safir répond en partie à cette problématique.
Justement, qu'est-ce qui vous a donné envie de devenir partenaire de ce programme ?
Yousri Helal : le Lab'ess participait déjà au SafirLab, un programme d'innovation qui a précédé Safir. Intégrer ce nouvel échelon était un moyen de capitaliser sur ce succès. SafirLab nous a permis de repérer de très beaux projets, mais aussi de développer une expertise dans le domaine. Il nous paraît naturel de faire profiter de ces acquis d'autres incubateurs qui sont dans la même position que nous il y a quelques années.
Carol Awad : je crois aussi qu'il y a une vraie compatibilité entre notre mission et les ambitions de Safir. Cela fait deux ans que Pitchworthy travaille à améliorer l'impact de son programme en ligne. Or, Safir nous offre une formidable opportunité de sortir des frontières du Liban pour partager nos compétences avec des incubateurs en devenir et, pourquoi pas, découvrir des pépites de la région ANMO.
Cette idée de coopération entre les pays du bassin est au cœur de Safir. Que peut, selon vous, apporter un tel échange de regards ?
Carol Awad : nous vivons dans une région où il n'y a pas beaucoup d'échanges, où chaque pays vit un peu en autarcie. Pouvoir partager et se rendre compte qu'il existe des écosystèmes semblables, mais aussi très riches, constitue une chance inestimable.
Yousri Helal : je rejoins totalement Carol, on a trop souvent tendance à s'inspirer de ce qui se passe en Europe ou aux États-Unis sans se soucier des réussites proches de nous, dans des contextes beaucoup plus similaires. Le partage de pratiques génère des idées. Il ouvre aussi des perspectives. Un entrepreneur tunisien qui développe une solution pour son marché aura beaucoup plus de facilités à le dupliquer dans des zones semblables, au Maroc ou en Algérie, plutôt que de se lancer à l'assaut de l'Europe.
L'autre angle majeur est celui du développement durable. Quelle place tient cette préoccupation dans l'arc méditerranéen ?
Carol Awad : pour nous, le développement durable est bien plus qu'un thème ou un objectif des Nations Unies : c'est une nécessité. Les pouvoirs publics locaux n'offrent pas de solutions. Notre travail est donc d'aider les jeunes entrepreneurs à identifier les voies de développement durable pour la région.
Yousri Helal : le point commun entre les différents entrepreneurs que nous accompagnons est qu'ils ont une sensibilité forte aux problématiques sociales et environnementales de leur pays. Par contre, ils n'ont pas toujours les outils théoriques ou la vision globale du problème. Safir va nous permettre de renforcer ces acquis et de faire en sorte que les porteurs de projets s'approprient ces objectifs pour devenir acteurs du changement à leur échelle.
À quels défis seront confrontés les jeunes entrepreneurs de demain ?
Carol Awad : les questions de recyclage, de tri des déchets ou de sécurité alimentaire sont très prégnantes au Liban, mais les opportunités d'emploi demeurent un enjeu central. Je crois surtout que si l'on veut fédérer, il faut des racines solides. Nous sommes donc très engagés dans la création d'outils en ligne parce qu'ils constituent, à terme, un bon moyen de tisser le réseau et de lui permettre de s'autogérer.
Yousri Helal : en Tunisie, l'agriculture durable est un thème qui intéresse beaucoup, tout comme l'écologie qui est au cœur de nombreux projets que le Lab'ess reçoit. Au-delà de ces enjeux, il faut surtout envisager de pérenniser notre action. Derrière Safir, les acteurs du terrain doivent pouvoir reproduire nos modèles, car ce sont les projets réussis qui vont créer une dynamique. Je reste persuadé qu'une poignée de « change makers » peut avoir des effets bénéfiques et devenir le porte-drapeau de l'entrepreneuriat social dans la région.
L’Institut français est le chef de file du projet Safir, dont la mise en œuvre repose sur un consortium composé de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), de l’Agence française de développement médias CFI, des incubateurs tunisien et libanais Lab’ess et Pitchworthy, et de l’ONG Arab NGO Network for Development (ANND).
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Avec Safir mais aussi d'autres programmes, l’Institut français mène depuis 2015 des projets de coopération européenne, co-financés par l’Union européenne, dans lesquels il valorise à l’international son expertise interne et plus largement l’ingénierie culturelle française.
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