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Design

Catherine Geel

Agir sur la complexité et la fragilité de notre monde

Comment le design peut-il résoudre des problématiques environnementales ? C’est cette question qu’a souhaité aborder Catherine Geel au sein de la section française de la XXIIe Triennale de design de Milan, qui a ouvert ses portes le 1er mars. Rencontre avec cette historienne, chercheuse du Centre de recherche en design et éditrice, qui assure le commissariat de l’exposition. 

Mis à jour le 07/03/2019

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La Section française de la XXIIe Triennale de Milan
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La Section française de la XXIIe Triennale de Milan
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© Gianluca Di Ioia

L’exposition « De la pensée au visible. Design As A Large Ring » regroupe 9 projets de designers : David Bihanic et ses visualisations de données dites de « Big Data » de la NASA, Samy Rio et sa nouvelle approche du design à partir de matériaux issus de plantes invasives d’après une étude sur le bambou, ou encore Astrid de la Chapelle, Sarah Garcin et Pauline Briand, et leur narration autour de l’histoire de l’Île de Pâques.

 

La XXIIe édition de la Triennale de Milan s’intitule « Broken Nature ». Quelle interprétation faites-vous de ce thème ?

Paola Antonelli, conservatrice au MoMa, qui a proposé ce thème cette année a souhaité que les designers au sens large des urbanistes aux architectes  explorent ce qui, aujourd’hui, pourrait être réparé de nos liens à la nature. Ce thème, au-delà de son actualité brûlante, porte en lui un second grand intérêt : il permet de considérer les designers non plus seulement comme des producteurs d’objets de consommation mais comme des philosophes et praticiens : ils initient et participent à des projets complexes à plus grande échelle, ici d’ordre environnemental et sociétal par exemple.

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Catherine Geel
© Charlotte Pierot
Catherine Geel

Quelle histoire avez-vous souhaité raconter à travers les 9 projets présentés?

Le designer qui, au départ, est un généraliste a toujours été obligé d’embrasser, un nombre important de données, de faits et d’interactions avec toute sorte de métiers différents (artisans, ingénieurs, politologues, sémioticiens, scientifiques, sociologues, etc.). Avec les problématiques de projets liés à la nature et à l’écologie, ce cercle s’élargit toujours plus. Les données sont encore plus nombreuses et beaucoup plus complexes.

La question derrière le concept de « large ring » est de comprendre comment un designer arrive à se nourrir et se charger de ces données pour les restituer. Les designers français sont souvent engagés dans des processus trop solitaires, pas assez reconnus, alors que le projet en design est aussi une forme sociale qu’ils mettent en œuvre. Praticiens de « terrain », voire « tout terrain », les designers français travaillent avec des scientifiques de toutes nationalités, des acteurs locaux, en métropole, dans les territoires d’outre-mer, dans le monde entier ou en considérant le monde entier. Ils font des allées et venues entre le terrain, le laboratoire et leur atelier ; les designers deviennent des intermédiaires qui font comprendre et organisent la médiation d’un certain nombre de données complexes à appréhender. Cette section française nous conte comment ils interprètent et agissent sur la complexité et la fragilité de notre monde.

 

En quoi ces projets sont-ils innovants ?

L’injonction à l’innovation est avant tout d’ordre économique : nous sommes tous obligés d’utiliser ce terme, mais il me semble qu’il faut le manipuler avec précaution dans ce contexte. Une vieille recette peut être innovante ! Lorsque Marie-Sarah Adenis imagine, avec des ingénieurs, des biologistes et des chimistes, un cycle de production bactériologique qui produit des pigments et peut révolutionner l’industrie textile en éliminant l’utilisation des dérivés pétroliers, il y a une très grande innovation et, en plus, de la valeur économique.

Pour autant, je soutiens que le projet de David Énon, qui semble à l’antipode de ce type de recherche, œuvre aussi en termes d’innovation. Avec des moyens modestes, une technique faible et un processus très long en zone littorale, il organise la production d’éléments grâce au phénomène chimique de l’accrétion par laquelle le corail vient grossir autour de squelettes de fer à béton.

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La Section française, avec ses 9 projets, présentés sur les écrans et dans les livres de la bibliothèque qui en constituent le socle.
© Gianluca Di Ioia
La Section française, avec ses 9 projets, présentés sur les écrans et dans les livres de la bibliothèque qui en constituent le socle.

Comment se présente la section française ?

J’ai décidé de faire appel à Karl Nawrot, un designer graphique dont une des qualités est de projeter son dessin, sa réflexion dans l’espace. Sophie Breuil, une designer, et Block architectes ont ensuite matérialisé et aménagé cette intuition et pensé le parcours. C’est une très grande maquette qui s’étend sur 45 m2 sur laquelle les projets des designers sont symbolisés.

Pour chaque projet, un film a été réalisé par les designers eux-mêmes, afin de recontextualiser chaque projet dans le réel. Sur le modèle anglo-saxon du reader, chaque projet est accompagné d’un extrait d’écrit théorique d’un penseur français choisi parmi les textes que nous éditons par ailleurs, comme Georges Bataille ou Michel Serres. Cette section est un peu catatonique, assez poétique et contemplative. Ici, on ne présente pas d’objet, mais un paysage.

 

Quelle est, selon vous, la place du design français à l’international aujourd’hui ?

Je le dis souvent : en France, s’il n’y a pas cette tradition large du design que l’on trouve dans de nombreux pays – en particulier chez les Anglo-Saxons –, il y a toutefois des designers. Que ce soit design de mobilier ou artisanat du luxe, la France possède une réelle tradition. Néanmoins, du côté de la recherche, on est beaucoup plus souterrain, peut-être même en retard au regard du développement des moyens techniques et des moyens à consacrer. Beaucoup de designers français s’intéressent pourtant à la recherche, comme le démontrent les 9 projets présentés à la Triennale. La recherche, qui reconnaît et suit les directions données par l’état du monde, se doit d’interroger le cœur du design. Non pas seulement sur des questions de forme ou de design thinking, mais sur les modalités singulières des méthodes ou des regards des designers.

La recherche, qui reconnaît et suit les directions données par l’état du monde, se doit d’interroger le cœur du design.

Peut-on dire que cette section française est-il une vision du futur ?

C’est plutôt une réflexion sur l’état présent, qui est un moment de grande suspension dans lequel se dessine une diversité de petites modalités d’action. Je dis avec ces projets qu’il n’y aura pas de solution globale. Si on y porte intérêt, alors oui, on trouvera des moyens d’agir qui sont ciblés et locaux.

 

Face à l’urgence climatique, quel est le plus grand défi ?

Changer nos modes de vie est le plus grand et le plus beau challenge aujourd’hui.

L'Institut français et le projet

La XXIIe Triennale de design de Milan se déroule du 1er mars au 1er septembre 2019. La section française de la Triennale est mise en œuvre par l’Institut français.

L'institut français, LAB