Clément Cogitore
Du cinéma aux arts plastiques, Clément Cogitore développe une œuvre protéiforme, hantée par la porosité entre les genres, les images et les mondes. Une réflexion qu'il prolonge avec l'installation vidéo The Evil Eye, récompensée du prestigieux prix Marcel Duchamp 2018.
Mis à jour le 06/03/2019
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Que nous racontent les images ? Que disent-elles de ces mondes enfouis dans les tréfonds de l'âme humaine ? Ces interrogations qui infusent dans toute l'œuvre de Clément Cogitore trouvent une nouvelle mise en forme à travers The Evil Eye, pièce majeure qui sera au cœur de l'exposition que lui consacre la Kunsthaus Baselland, à Bâle, en Suisse, à partir du 15 février 2019.
Dans cette installation vidéo, Clément Cogitore construit un récit apocalyptique à partir d'extraits de campagnes publicitaires ou politiques piochés dans les banques d'images. Ce dispositif, déjà utilisé pour la série Kids exposée au Palais de Tokyo en 2018, interroge autant nos croyances intimes que la capacité de toute image à incarner les récits fondateurs de l'humanité. Avant de se lancer dans sa première expérience scénique, avec une mise en scène des Indes Galantes à l'Opéra de Paris, l’artiste français livre quelques clés de son univers.
Vos œuvres touchent à la fois au cinéma, au documentaire, aux arts visuels… Quel est le point commun entre ces différentes approches ?
Quel que soit le médium, je travaille sur des objets mis en scène. Dans des images fixes ou en mouvement, j’agence des bribes de récit d'une manière qui tend parfois plus vers la fiction, d'autres fois plus vers le documentaire. En ce sens, je n'ai pas l'impression qu'il y ait un changement radical d'une forme à une autre, plutôt une manière différente de réinterroger les mêmes préoccupations.
Quelles sont ces préoccupations ?
Je m'intéresse beaucoup à l'origine de la fabrication des images, aux rituels qui accompagnent leur production et aux récits qui les sous-tendent. Tout cela fait parfois appel à des motifs plus anciens qui s'inscrivent dans l'histoire de l'art. Depuis des siècles, la mise en forme des images s'adapte à des mutations technologiques et à l'irruption de nouveaux modes de communication qui constituent autant de bouleversements de civilisation. Pourtant, il me semble que, derrière chaque image, quelque chose résiste et se reproduit quelle que soit l'époque, le dispositif ou la technologie utilisée. C'est cette part d’irréductible qui m'intéresse.

Est-ce pour accéder à cette face cachée des images que vous confrontez les formes et les genres ?
Ma démarche ne consiste pas forcément à mettre en opposition deux mondes. J'essaie plutôt de mettre en application un principe : si l'on rapproche des situations, des images ou des dispositifs technologiques qui, a priori, n'ont rien en commun, on produit un dialogue où chaque élément se raconte, dit quelque chose de lui-même. Ce qui m'intéresse dans l'antagonisme, c'est le dénominateur commun, toutes ces questions qui persistent et qui, par effet de contact, réapparaissent dans l'œuvre ainsi créée.
À propos de The Evil Eye, vous disiez que « chaque image a quelque chose à nous vendre ». Cela signifie-t-il la fin d'un geste artistique gratuit ?
Cette installation vidéo est en effet élaborée à partir d'images qui ont quelque chose à nous vendre. Elles sont destinées à la publicité, à des clips politiques, institutionnels ou à des films d'entreprise avec des objectifs clairs : produire de l'idéologie, déclencher un acte commercial. De mon côté, j'essaie de les dérégler, de les détourner de cette destination pour construire autre chose, une sorte de petit monde où je donne la parole aux personnages qui habitent ces images. Mais il ne s'agit là que de The Evil Eye. En dehors de ce projet, je pense bien sûr qu'il reste possible de concevoir des images qui ne visent pas à convaincre et qui reposent sur une expérience de partage du sensible.
On retrouve aussi dans cette installation des figures récurrentes de votre imaginaire : la femme, la fin du monde...
Il y a effectivement deux ou trois motifs familiers qui reviennent dans The Evil Eye, notamment la question du personnage féminin. C’est un poncif de la publicité : le corps féminin fait vendre parce qu’il suscite moins de méfiance. Les femmes sont donc surreprésentées dans ces bases de données et cela m’intéressait d’interroger leur place dans ce rapport de séduction. Il se trouve que dans les mythes occidentaux, depuis Eve jusqu’aux sorcières et aux ouragans à qui l’on donne des noms féminins, la femme est souvent représentée comme un vecteur de propagation du mal. Je confronte cette présence très archaïque à d’autres visions du corps de la femme comme « appât » pour vendre. Par ailleurs, mon travail s’articule autour du motif de la fin, qu’on peut faire remonter bien sûr à l’Apocalypse selon saint-Jean.The Evil Eye raconte ces choses très simples, très anciennes qui appartiennent à toutes les époques, de Jérôme Bosch à la Renaissance à nos jours : un récit où les personnages sont pris dans un monde hanté par la circulation du mal et la possibilité de la fin.
Quels sont vos prochains projets ?
En général, j’évite de parler de mes prochains projets parce que ça porte malheur… Je peux quand même vous dire qu’en ce moment, je prépare plusieurs expositions et j'écris un nouveau long-métrage pour le cinéma. J’aborde surtout ma première mise en scène d'opéra pour la rentrée 2019. Elle se situe dans le prolongement de la vidéo que j’avais réalisé autour des Indes galantes, pour la collection « Troisième scène » de l'Opéra de Paris. Cette fois, je vais mettre en scène toute la pièce. Trois heures de musique avec des chanteurs, un chœur, des danseurs : ce sera une grande première pour moi.


Du 15 février au 28 avril, puis du 17 mai au 7 juillet 2019, Clément Cogitore est exposé à la Kunsthaus Baselland, à Bâle, en Suisse, avec le soutien de l’Institut français.
Quatre films de Clément Cogitore sont diffusés à l'international par l'Institut français : Braguino (2017), Les Indes galantes (2017), Bielutine (2011), et Ni le ciel ni la terre (2015). L’Institut français propose un catalogue de plus de 2 500 titres permettant au réseau culturel et à ses partenaires de diffuser des films français dans le monde. Découvrir le catalogue cinéma français