"Face à la guerre – dialogues européens" : Constantin Sigov rappelle l'importance de la solidarité européenne pour l’Ukraine
Directeur du Centre européen à l’université Mohyla de Kyiv et fondateur de la maison d’édition Duh i litera (L’Esprit et la lettre), pour permettre l’accès en ukrainien à la pensée européenne, le philosophe Constantin Sigov construit depuis des années des ponts intellectuels entre l’Ukraine et la France. Il est l’une des personnalités invitées à prendre part au cycle de débats Face à la guerre – dialogues européens, porté par l’Institut français et dont la prochaine étape aura lieu les 11 et 12 mars à Varsovie. Il évoque lors de cet entretien l’enjeu de renforcer les échanges intellectuels en Europe pour soutenir l’Ukraine face à l’agression russe.
Mis à jour le 24/02/2024
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Le 24 février 2024, la guerre à grande échelle déclenchée par la Russie en Ukraine entrera dans sa troisième année. Dans quel état d’esprit êtes-vous, à la fois en tant que citoyen ukrainien et en tant qu’intellectuel dont la voix porte au-delà des frontières de votre pays ?
Notre pays est profondément entré en résistance face à l’agression russe. On peut même dire, sans exagérer, qu’il s’agit d’une nouvelle étape de la résistance au sens large. L’Europe a vécu après 1945 dans le paradigme post-guerre pendant plusieurs décennies, mais nous en sommes désormais sortis pour entrer dans celui de la résistance. Cela engage tous les pays de l’Europe libre et implique une forme de solidarité entre les zones libres et les zones occupées, comme une partie de l’Ukraine, où les résistants sont arrêtés, persécutés, torturés.
A mon grand regret, quand on parle de l’histoire de l’Europe, c’est à l’après-guerre que l’on se réfère. La résistance est renvoyée aux archives. Elle ne constitue pas la racine de l’histoire européenne. Pourtant, c’est précisément la résistance qui rapproche les Ukrainiens de la France aujourd’hui. Je suis, par exemple, en train de lire La Résistance et ses poètes de Pierre Seghers. Il est très intéressant de noter que cet ouvrage a été publié dans les années 1970, trente ans après la Seconde Guerre mondiale, car certaines personnes ont eu le courage, la volonté et l’intelligence de comprendre que l’effort d’auteurs et d’intellectuels comme Albert Camus, Paul Éluard ou encore Aragon a été déterminant. La réédition de l’ouvrage en 2022 atteste de l’actualité de cette résistance.
Je crois aussi qu’accepter que l’Europe se trouve désormais dans le paradigme de la résistance permet de sortir du débat consistant à se demander si nous sommes cobelligérants ou non. Des personnes ont parfaitement compris ce qui se joue en Ukraine. D’autres préfèrent dire que ça ne les concerne pas. C’est une manière d’éviter de s’impliquer directement dans la résistance. Dans La promesse de l’aube, Romain Gary, résistant durant la Seconde Guerre mondiale, écrivait : « Je comprends fort bien ceux qui avaient refusé de suivre de Gaulle. Ils étaient trop installés dans leurs meubles, qu'ils appelaient la condition humaine. » Certains aujourd’hui sont trop installés dans leurs meubles et ne veulent pas rejoindre la résistance, alors que d’autres prennent le risque de s’engager.
La résistance : voilà ce qui qualifie l’état d’esprit des Ukrainiens en Ukraine mais aussi partout en Europe où vivent des millions d’entre eux. Tant que l’agression perdure, nous serons dans la résistance. Cet état d’esprit est partagé par ceux que je considère comme de véritables amis de l’Ukraine. Ils mettent en œuvre des initiatives remarquables, comme l’Institut français avec le projet Face à la guerre –dialogues européens.
Vous êtes de longue date attaché à la traduction et aux enjeux liés à l’accès aux livres qui s’écrivent en d’autres langues. Vous êtes vous-même à la tête de la maison d’édition « L’esprit et la Lettre ». Comment qualifieriez-vous les échanges dans le domaine du livre et, plus largement, dans celui de la pensée entre l’Ukraine et la France ? Diriez-vous que le contexte de guerre renforce tragiquement ces liens ?
Oui, c’est une certitude. Parmi les liens qui résistent le mieux à la guerre, ceux avec les auteurs et penseurs français sont en très bonne position. Je pense par exemple à Barbara Cassin avec qui j’ai collaboré sur sonVocabulaire européen des philosophies et auquel ont participé 150 penseurs de toute l’Europe. C’est d’elle qu’est venue un des premiers appels que j’ai reçu après les bombardements du 24 février 2022, pour me dire qu’elle avait des contacts pour m’exfiltrer de Kyiv. Je lui ai dit : « Merci Barbara, mais je reste à Kyiv. On n’a pas besoin d’être exfiltrés, on a besoin d’être entendus et soutenus dans notre résistance. » Je peux vous assurer que ce soutien est réel. Dès le mois de mars 2022, elle organisait un évènement de soutien avec « Les rencontres philosophiques de Monaco », auquel j’ai participé, en ligne depuis Kyiv, aux côtés des meilleurs penseurs français en direct de Paris.
Il est très important de comprendre que, pour nous en Ukraine, la solidarité est la valeur clé de l’esprit européen. Le philosophe tchèque Jan Patočka parlait de « solidarité des ébranlés ». A mon tour, je dirais qu’il s’agit en ce moment de la « solidarité des interpelés ». C’est-à-dire que cette guerre nous interpelle, chamboule l’inertie d’une période ordinaire et nous lance un défi : être ou ne pas être ? Si les Ukrainiens ont choisi de répondre « être », il s’agit aussi d’une question adressée à tous les Européens.
Le terme « interpelé » peut aussi signifier « arrêté ». Jan Patočka lui-même a été arrêté par le pouvoir communiste tchèque puis trop longtemps interrogé, à tel point qu’il en est mort. Je voudrais aussi citer l’exemple d’Ihor Kozlovskyi, un penseur ukrainien qui m’a beaucoup inspiré. En 2016, il a été interpelé à Donetsk par les occupants russes, puis interrogé et torturé. Il n’a été libéré que deux ans plus tard, lors d’un échange de prisonniers. Malheureusement, il est aujourd’hui décédé.
Nous sommes habités par les questions que nous adressent les expériences des personnes que je viens de citer. Pour comprendre quelle est notre solidarité vis-à-vis des interpelés, pour rester libre, l’Europe doit être bien plus solidaire. Ne nous laissons pas divertir par les discours de ceux qui veulent instiller dans nos esprits une petite chanson défaitiste, ceux qui essayent de nous diviser. En ce sens le projet Face à la guerre - Dialogues européens porté par l’Institut français, auquel j’ai pris part à Vilnius fin 2023 et auquel je participerai à nouveau en mars à Varsovie, est l’incarnation même de cette nouvelle vague de solidarité entre les personnes interpelées humainement, historiquement, philosophiquement. Le lancement récent de l’Institut ukrainien à Paris va également dans le sens d’une collaboration plus étroite entre les acteurs culturels ukrainiens et français.
En toile de fond des questions que nous posent les expériences de Jan Patočka, Ihor Kozlovskyi et tant d’autres, il y a aussi la gratitude pour ceux qui nous ont précédés. C’est pour cela que je suis particulièrement attaché à la traduction, pour faire connaître la pensée européenne en Ukraine. Nous avons traduit de nombreux ouvrages, notamment avec le soutien de l’Institut français, comme ceux de Paul Ricoeur, Blaise Pascal, Montaigne, Régis Debré, François Furet, Levinas, Mauriac ou encore Alexis de Tocqueville. Nous avons aussi traduit Robert Badinter et son ouvrage majeur L’abolition, et nous travaillons en ce moment-même sur son livre Vladimir Poutine, l'accusation, paru en 2023, de même que Histoire de la conscience européenne, sous la direction d’ Antoine Arjakovsky. Depuis 30 ans, la maison d’édition « L’esprit et la Lettre » s’attache à faire découvrir les auteurs étrangers en Ukraine.
Dans mon livre Quand l’Ukraine se lève paru au printemps 2022, j’explique d’ailleurs à la page 195 que j’ai participé avec une grande joie à la recherche des locaux pour l’installation de l’Institut français à Kyiv en 1991. Il s’agissait alors de la première institution culturelle occidentale à s’installer en Ukraine, après la chute de l’Empire soviétique. Et c’est avec un ancien employé de l’Institut français, Yves Mabin, que nous avons fondé le programme Skovoroda, grâce auquel de nombreuses traductions du français vers l’ukrainien ont été rendues possibles.
Aujourd’hui, il est également temps de faire connaître la pensée ukrainienne en France. Mes deux livres, Quand l’Ukraine se lève et Le courage de l'Ukraine, y participent modestement. Tout comme le livre Entretiens avec Valentin Silvestrov, composition et âme ukrainienne, sur celui qui est probablement le plus grand compositeur ukrainien. Je crois que nous pourrons, et pouvons déjà, être fiers de ce que nous faisons pour exprimer la résistance ukrainienne dans les domaines culturel et intellectuel.
Cet effort pour mieux faire connaître la pensée ukrainienne est fondamental pour renforcer notre solidarité, trouver les mots justes, les images, les symboles qui nous unissent. Cela doit aussi nous permettre de gagner du temps, car nous en avons déjà trop perdu. Ce sont des vies qui auraient pu être épargnées. Pour agir plus vite et plus efficacement, nous avons besoin de mieux nous comprendre : c’est-à-dire de renforcer nos échanges sous toutes les formes possibles. C’est ce qui nous rapprochera de notre victoire commune !
Plus généralement, comment situez-vous l’Europe au sein du grand enjeu des narratifs ?
Je constate qu’il existe une ignorance, même chez les plus instruits, pour ce que Czesław Miłosz appelait « une autre Europe ». Le rideau de fer y est évidemment pour beaucoup, mais nous devons corriger cela. Comment l’Europe peut-elle prétendre se connaître si elle ne connait en réalité que la moitié d’elle-même ? Notre continent possède un poumon à l’Ouest et un autre à l’Est. Respirer avec les deux est essentiel pour avoir une idée claire de qui nous sommes. S’il est possible de vivre avec un seul poumon, nous serons d’accord pour dire que cela n’est pas signe de bonne santé.
Il est tout à fait clair que dans les trois pays baltes la résistance est le mot d’ordre. Nous avons tous constaté à Vilnius (ndlr : Constantin Sigov fait référence aux débats Face à la guerre – dialogues européens qui se sont tenus à Vilnius les 30 novembre et 1er décembre 2023) que toute la Lituanie est dans la résistance, y compris et surtout la société civile. On souhaiterait que quelque chose d’analogue se produise en France et plus généralement à l’Ouest. Cela viendra peut-être en expliquant encore mieux que protéger nos amis, nos collègues à l’Est est essentiel pour être contemporain, pour ne pas vivre à côté de son temps. En ce sens, l’avenir de la recherche européenne se joue à l’Est. Pas seulement la recherche sur l’Europe de l’Est, mais la recherche tout court sur la compréhension qu’a l’Europe d’elle-même.
Nous avons une grande amnésie vis-à-vis du totalitarisme soviétique. Toute l’Europe doit reconsidérer sa propre histoire et changer de carte mentale. C’est un immense travail à mener pour combler les lacunes qui persistent dans la connaissance des Européens de leur propre culture. La France peut jouer un très grand rôle dans cette bataille, de par la force de son projet culturel, son rayonnement, son attraction. Chacun doit aussi prendre ses responsabilités personnellement, car l’accès à l’information est aujourd’hui très aisé.
Le projet Face à la guerre – dialogues européens initié par l’Institut français et auquel vous êtes associé vise précisément à accompagner la circulation des idées en Europe. Que peut apporter un tel projet ?
C’est un concept puissant de dire qu’entre Paris et Kyiv il existe de grandes villes de la culture européenne qui peuvent aider à traduire les enjeux européens. Depuis trente ans, Kyiv fait office de pont culturel entre l’Est et l’Ouest. Face à la guerre, l’idée est de dire que des villes comme Prague, Vilnius, Varsovie ou encore Helsinki peuvent prendre le relai et aider à une compréhension beaucoup plus profonde de notre continent. Ce concept permet de démontrer pourquoi la solidarité entre nous est nécessaire.
Nous n’avons pas beaucoup de projets de cette qualité. A condition de lui donner plus d’ampleur et de résonance, dans les médias notamment avec les partenaires Arte et Ouest-France, Face à la guerre – dialogues européens peut avoir un vrai poids. Une meilleure médiatisation permettra également au projet de se pérenniser et d’attirer d’autres personnalités pour y participer. Ce projet ne doit pas rester isolé. J’espère qu’il continuera à associer toujours plus activement des pays comme l’Italie, la Belgique, l’Espagne, le Portugal et bien d’autres. Pour lui donner une continuité, les interventions et débats pourraient être retranscrits au sein d’une série de courtes publications. Cela permettrait de toucher un public bien plus large et pourrait susciter des traductions dans d’autres langues européennes.
Un mot plus personnel pour finir. Vous êtes parmi les voix ukrainiennes que l’on entend et que l’on suit en France, à la faveur de vos interventions dans les médias, dans les conférences, et de vos livres bien sûr. Vous connaissez de longue date la scène intellectuelle française. Qu’est-ce qui vous lie particulièrement à la France ?
Pendant mes 3 ans d’enseignement à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), de 1992 à 1995, je suis réellement tombé amoureux de la culture et de la langue françaises. Contrairement à certains confrères ukrainiens qui sont partis pour Londres ou les prestigieuses universités américaines après leur passage à Paris, nous avons pris la décision commune avec ma femme d’emprunter une voie originale : retourner à Kyiv et fonder une maison d’édition pour traduire les trésors que nous avons découverts en France.
Après la recréation de l’université Mohyla de Kyiv, fermée durant la période soviétique, j’ai invité en Ukraine les plus grands penseurs français. Dès 1993, je recevais Paul Ricoeur. Un peu plus tard Pierre Hassner, André Glucksmann, Barbara Cassin, Anne-Marie Pelletier et bien d’autres.
Si je ne suis jamais retourné vivre en France, je considère tout de même ce pays comme une seconde patrie intellectuelle. Pour moi la France était une porte ouverte après avoir connu la Guerre froide, et elle l’est encore aujourd’hui pour répondre aux défis lancés par l’agression russe.