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Création numérique

Dasha Ilina

Il est essentiel pour moi de développer un discours critique sur la technologie.

Avec le Center for Technological Pain, Dasha Illina, artiste russe basée à Paris, développe une réflexion sur la souffrance causée par les appareils numériques. Elle met en œuvre des solutions DIY (do-it-yourself) pour contrer les maux, physiques comme psychologiques, causés par les nouvelles technologies.

Mis à jour le 30/11/2021

5 min

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Dasha Ilina
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Dasha Ilina © DR

Pourriez-vous revenir sur votre parcours ? Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser à la technologie dans le cadre de votre pratique artistique ?

J’en suis venue assez tardivement à m’intéresser à la technologie. Quand j’étais petite, je ne jouais pas aux jeux vidéo : je sais que beaucoup d’artistes numériques ont commencé par ce biais. Mais en ce qui me concerne, j’ai commencé à travailler sur ces questions pendant mes études. Notamment lors du programme Arts, média et technologie, qui était dirigé par Benjamin Gaulon, avec qui je collabore régulièrement depuis, et qui fait lui aussi partie de l’exposition Escape : voyage au cœur des cultures numériques, proposée par l’Institut français. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à programmer et à me rendre compte du potentiel des outils numériques. Il est également essentiel pour moi de développer un discours critique sur la technologie. Numériser un système ou développer des solutions numériques n’est pas toujours un objectif désirable. Mon diplôme de fin d’études portait ainsi sur les solutions DIY (do-it-yourself) et low-tech. Malgré les possibilités presque infinies du numérique, j’ai essayé de me restreindre pour rendre mes projets les plus accessibles possibles. 

 

Pourquoi travaillez-vous plus particulièrement sur la question de la souffrance, physique et psychologique, causée par les appareils numériques que nous utilisons au quotidien ?

Pendant mes études en école d’art, je travaillais dans des ateliers avec plusieurs autres étudiants. Nous passions énormément de temps devant les ordinateurs, surtout au moment des rendus de diplôme. Tout le monde se plaignait de douleurs aux yeux et au cou. J’ai commencé à construire des objets DIY pour nous préserver de ces maux physiques et psychiques. Au début, c’était avant tout pour m’amuser : c’étaient des solutions pas très durables, mais qui fonctionnaient. J’ai également développé des mouvements d’auto-défense contre la technologie que l’on peut réaliser facilement chez soi, et j’ai réuni tout cela au sein du projet Center for Technological Pain

 

Votre Center for Technological Pain – une entreprise parodique créée pour résoudre les problèmes provoqués par les téléphones et ordinateurs portables - reprend les codes et l’esthétique de véritables entreprises. Est-ce que cette part de mise en scène est importante pour vous ? 

J’ai toujours adoré le « style » développé par les géants de la tech. Même le site internet du Center for Technological Pain était une copie du site du smartphone Google Pixel, à l’époque. Le langage et les éléments sémantiques développés par ce genre d’entreprise me plaisent beaucoup, et j’ai donc souhaité me les approprier. Si mon but n’a jamais été de commercialiser ces objets, la façon dont les GAFAs parlent de leurs produits me fascine complètement. Juste avant cette interview, je regardais par exemple la page consacrée au nouvel Iphone, et ça m'a vraiment donné envie de l’acheter. C’est un marketing qui promeut un luxe auquel tout le monde aspire, et c’est bien normal. Je trouvais donc ça drôle d’utiliser les mêmes codes pour promouvoir des objets DIY.       

L'art du bricolage par Dasha Ilina
L'art du bricolage par Dasha Ilina

Votre pratique artistique se présente volontiers comme « utilitariste », voire altruiste, puisqu’elle vise à améliorer le quotidien des personnes. Quelle est la part de l’ironie dans votre approche ?

Oui, j’ai beaucoup recours à l’humour et à l’ironie dans mes projets. L’humour permet d'outrepasser certaines barrières quand on aborde des sujets complexes. Mais aussi de créer un récit : or, comme beaucoup d’artistes, je veux que mes projets soient accessibles au grand public. 

 

Pouvez-vous nous parler de l’approche et du déroulé de la NØ School, que vous avez créée avec Benjamin Gaulon et dont la dernière édition a eu lieu en juin dernier à Nevers ?

La NØ School se donne pour mission de développer une réflexion autour de l’art, du design et de la technologie, tout en maintenant un regard critique, particulièrement en ce qui concerne le monde du travail ou l’environnement. Lors de cette dernière édition, nous nous sommes vraiment focalisés sur la question de l’écologie et du consumérisme. La NØSchool se déroule en deux semaines assez intenses pendant lesquelles ont lieu des ateliers, des performances et des conférences. Pendant ce temps, chaque participant peut mener à bien un projet. Les participants viennent pour développer de nouvelles compétences, mais aussi pour poursuivre des travaux en cours à l’aide des autres artistes et chercheurs qui sont présents. A la fin de ces deux semaines, nous proposons une exposition : c’est donc un programme qui prend à la fois la forme d’une résidence et d’un festival, et que nous aimons aussi définir comme un summer camp. Nous prenons tous nos repas ensemble, nous partageons tout, ce qui fait naître un vrai sentiment d'appartenance à une collectivité. Cette année, une participante a par exemple créé un outil pour pouvoir parler en Facetime avec ses amis sans montrer son propre visage, mais plutôt son environnement immédiat. En plaçant le smartphone sur l’épaule, au lieu de focaliser l’attention sur le visage, on peut montrer ce qui nous entoure. 

 

Quels sont vos projets pour l’année à venir ?

Je viens de finir une résidence en Autriche, dans le but de développer un nouveau projet, le Center for Networked Intimacy. Ce qui m’intéresse, c’est la communication sur les réseaux, et comment ils permettent d’entretenir certaines relations sociales à distance. J’ai eu cette idée pendant le confinement. Pendant cette période, les seules nouvelles que l’on pouvait obtenir de nos proches passaient par les réseaux sociaux. Pour l’atelier que j’ai développé lors de ma résidence, je suis partie de la notion sociologique d'ambient awareness, qui décrit le fait que nous vivons à une époque où nous sommes constamment informés sur les activités des autres, sans pour autant les avoir sollicités ou leur avoir demandé directement des nouvelles, mais plutôt à travers des stories ou des posts Facebook. Pendant cet atelier, les participants sont invités à enregistrer un message audio destiné à une personne qu’ils pensent connaître. Dans ce message, chaque personne peut dire ce qu’elle pense d’une autre et lui envoyer une carte avec un message pour compenser l’absence ou la distance. Ce sont un peu comme des sessions de thérapie qui parlent de notre rapport aux autres de façon très sincère.  

L'Institut français et l'artiste

Le Center for Technological Pain de Dasha Ilina est présenté dans l'exposition Escape, voyage au coeur des cultures numériques. 

Initiée par l’Institut français, l’exposition Escape, voyage au cœur des cultures numériques sera présentée dans les établissements du réseau culturel (Instituts français, Alliances françaises…) ou des établissements et événements partenaires (lieux culturels, foires, salons…), à compter de novembre 2021.

Les membres du réseau diplomatique trouveront les informations pour programmer cette exposition ici

L'institut français, LAB