Elodie Royer nous parle de l’exposition "Les Êtres lieux" à la Maison de la Culture du Japon
Pensionnaire à la Villa Kujoyama en 2011, Elodie Royer étudie les liens que la scène artistique japonaise entretient avec les questions environnementales. Une thématique qu’elle explore dans un établissement partenaire - à la Maison de la Culture du Japon - à travers l’exposition Les Êtres Lieux (23 juin – 1er octobre 2022).
La Villa Kujoyama est un établissement artistique du réseau de coopération culturelle du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Relevant de l’Institut français du Japon, elle agit en coordination avec l’Institut français et bénéficie du soutien de la Fondation Bettencourt Schueller, qui en est le mécène principal.
Publié le 17/08/2022
5 min
Pourriez-vous revenir rapidement sur votre parcours ?
Je suis commissaire d’exposition indépendante et doctorante dans le cadre du programme SACRE à l’École Normale Supérieure de Paris. En 2011, j’ai été pensionnaire de la Villa Kujoyama à Kyoto, aux côtés de Yoann Gourmel. Nous y avons mené ensemble une recherche sur les pratiques artistiques éphémères et performatives qui sont apparues au Japon pendant les années 60 et 70, contemporaines d’un grand élan de reconstruction que le pays a connu après la Seconde Guerre mondiale. Cette résidence n’a pas seulement été l’occasion de ma première rencontre avec la création artistique japonaise. 2011 est aussi l’année de la triple catastrophe de Fukushima, une expérience qui m’a beaucoup marquée, à la fois personnellement et professionnellement. La catastrophe a par ailleurs déclenché une orientation plus sociale et politique des artistes au Japon. À la suite de cette résidence, j’ai mis en place avec la Fondation Kadist à Paris, une série d’expositions en collaboration avec le Musée d’Art Contemporain de Tokyo (MOT), autour des transformations de la scène artistique japonaise après Fukushima. Ce travail au long cours prend aussi la forme d’un doctorat, où je m’intéresse plus spécifiquement à des artistes femmes qui sont ancrées dans des territoires marqués par des catastrophes et des luttes liées à l’écologie.
L’exposition Les Êtres Lieux, dont vous avez réalisé le commissariat, s’est ouverte le 23 juin à la Maison de la Culture du Japon à Paris. Quels en sont les grands axes ?
Cette exposition aspire à faire dialoguer ensemble plusieurs générations d’artistes, de différentes origines géographiques, qui ont pourtant toutes un lien avec le Japon, et dont le travail s’ancre fortement dans un territoire. Elle questionne comment leurs milieux de vie informent et transforment leurs pratiques artistiques, à travers différents médiums. Les Êtres Lieux présente ainsi le travail d’artistes, marqués pour certains par les crises environnementales, pour d’autres par les liens affectifs ou historiques qui les relient à ces milieux fragilisés, que ce soit à l’échelle de la famille ou d’une communauté.
Quels artistes y sont exposés ? À quels types d'œuvres faut-il s’attendre ?
L’exposition réunit quatre artistes qui ont chacun un médium d’expression différent. L’idée étant d’articuler ces pratiques pour voir comment elles dialoguent et se complètent. On y trouve par exemple une archive photographique de Tazuko Masuyama, une agricultrice et aubergiste dont le travail est présenté pour la première fois en France. Elle documente la vie dans un village de montagne de la région centrale du Japon. C’est un projet de barrage qui l’a décidée à prendre son appareil photo, pour capter quelque chose de ce territoire avant qu’il ne disparaisse, comme une forme de résistance à l’oubli. Pendant 35 années, elle va prendre près de 100.000 photographies. C’est un témoignage inestimable sur la vie d’un village, fondé sur des principes communautaires, et une histoire universelle sur comment la main de l’homme peut entièrement bouleverser un environnement.
On trouve également dans ce parcours une installation vidéo d’Amie Barouh, une jeune artiste franco-japonaise qui a réalisé un travail de montage à partir d’archives familiales. Contre-Chant interroge comment l’enfance s’ancre dans des lieux et entre en résonance avec un destin collectif.
Sara Ouhaddou, qui est franco-marocaine, travaille entre l’Atlas marocain et la région Aomori, au nord du Japon. Sa pièce Atlas/Aomori découle d’une enquête sur les premières formes pictographiques, et remet ainsi en mouvement ces deux territoires, en prélevant des signes et des symboles issus de différentes géographies pour les faire entrer en dialogue.
Enfin, Yukihisa Isobe, né en 1935, est un artiste précurseur sur la question de la planification écologique. Dans l’exposition, on trouve l’œuvre Energy of the City of Paris, issue d’une longue série intitulée Contexte écologique, sorte de cartographie subjective qui nous rappelle notre coexistence avec les éléments naturels.
Vous préparez également une thèse sur la place de l’écoféminisme dans l’art contemporain japonais, à l’aune de la triple catastrophe de Fukushima. Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser à ce sujet ?
Au Japon, je me suis rendu compte du peu de visibilité accordée aux femmes artistes. De ce constat est née l’idée de dessiner une sorte de généalogie entre des formes artistiques contemporaines et l’histoire des luttes sociales des femmes japonaises. Ces mouvements, qui sont notamment liés à des catastrophes environnementales, s’apparentent à des formes d'écoféminisme - même si ce terme n’est pas vraiment théorisé au Japon - car elles articulent ensemble un même combat contre la domination des femmes et de la nature.
Depuis votre résidence à la villa Kujoyama, en 2011, le Japon semble jouer un rôle de plus en plus déterminant dans votre travail. Comment votre vision a-t-elle évolué de ce point de vue ?
Depuis mes premières recherches au Japon, je m’attache à des pratiques qui s’ancrent pour beaucoup dans la nature. Ce qui est aussi lié à la cosmogonie japonaise elle-même, à la façon qu’elle a de prendre en compte le milieu de vie à différentes échelles. En même temps, le Japon vit à deux allures très différentes, puisqu’il s’agit aussi d’un pays très développé économiquement et très urbanisé. Les artistes qui investissent la nature se situent donc aussi en opposition à ce deuxième modèle. C’est un constat que j’ai pu faire dès 2011, et qui s’est largement confirmé. Rétrospectivement, je dirais que la question qui m’a peut-être toujours intéressée, est la manière dont le Japon se situe « aux avant-postes » de ce qui risque d’advenir à une échelle planétaire, avec la succession de catastrophes connue par le pays au cours du siècle dernier. Les artistes japonais sur lesquels je travaille ont une conscience particulièrement aiguë de la dimension fragile et éphémère de nos milieux de vie.
Elodie Royer a été lauréate de la Villa Kujoyama en 2011. En savoir + sur la Villa Kujoyama