Eric Boulo & Antonin Fourneau
L’Institut français a confié à Eric Boulo et Antonin Fourneau le commissariat de sa nouvelle exposition Escape, voyage au cœur des cultures numériques, qui propose une découverte pédagogique et ludique des cultures numériques à travers une trentaine de créations mêlant œuvres d’art numérique, web documentaires, jeux vidéo, expériences en réalité augmentée, etc. Cette exposition sera présentée dans le réseau culturel français à l’étranger à compter de novembre 2021.
Mis à jour le 30/11/2021
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L’exposition Escape, voyage au cœur des cultures numériques, qui sera présentée partout dans le monde, explore les grands enjeux de la révolution numérique. Pouvez-vous vous présenter et expliquer pourquoi vous avez souhaité collaborer ensemble sur ce projet ?
Eric Boulo : Je suis producteur et coordinateur d’événements culturels, notamment autour des jeunes publics et du numérique : j’ai travaillé autour de la Villette Sonique, des Nuits Sonores, ou encore de Rock en Seine. J’ai rencontré Antonin quand j’ai programmé son projet Eniarof au Carreau du Temple. J’étais attiré par cet esprit « Do It Yourself », et par cette scène des artistes-makers*, des bidouilleurs, des hackers*, auxquels il est lié.
Antonin Fourneau : Pour ma part, j’ai fait des études très orientées numérique à l’École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence, où on faisait beaucoup de programmation et de robotique. Je suis ensuite passé par les Arts Décoratifs, où après un post-diplôme je suis devenu enseignant en design des nouveaux médias. En parallèle, j'ai démarré en 2005 le projet artistique Eniarof, qui perdure aujourd’hui : c’est un format de fête foraine dans un esprit « Do It Yourself », axé sur la technologie, qui a déjà été expérimenté dans une trentaine de villes en France et à l’étranger.
*Un hacker est une personne qui crée, analyse et modifie des programmes informatiques en vue de les améliorer. Dans les années 70, les communautés de hackers ont beaucoup participé au développement de l’informatique puis d’Internet.
Le sujet des « cultures numériques » est particulièrement vaste et couvre de très nombreuses notions, plus ou moins connues du grand public. Comment avez-vous souhaité les aborder ? Quels sont selon vous les principaux enjeux ?
Eric Boulo : Notre première intuition était de partir de la notion de détournement, très forte chez de nombreux artistes français de la création numérique depuis de nombreuses années. Je pense par exemple à la demoscene, un mouvement qui est apparu dès les années 80 et qui n’était pas composé uniquement d’artistes. L’art s‘immisçait dans le quotidien des gens via une technologie mais on ne parlait pas encore de cultures numériques. Les acteurs de la demoscene, s’appropriaient alors les outils numériques, pour les détourner, créer, mais aussi apporter un autre regard, plus humain.
Antonin Fourneau : Dès les années 80, ces artistes avaient un coup d’avance sur les grandes entreprises, y compris technologiquement. On a donc voulu faire se rencontrer ces œuvres plus anciennes avec la production actuelle, pour les mettre en regard. La volonté de raconter au public une histoire, avec un début, un milieu et une fin, pour mieux comprendre les cultures numériques, était centrale dès le départ. Nous avons conçu un parcours d’exposition englobant les œuvres, à partir de grandes notions du numérique et de nuages de mots : obsolescence programmée, intelligence artificielle, cyber-surveillance, etc.
A quel public s’adresse cette exposition ? Comment rendre ces notions parfois complexes accessibles à tous les publics ?
Antonin Fourneau : L’exposition s’adresse à un public familial. Nous avons évité de nous appuyer uniquement sur des écrans et avons privilégié une grande diversité de formats, avec une pluralité d'interactions. Certaines pièces sont ainsi présentées grâce à des panneaux imprimés, comme Nakamoto (The Proof), d'Émilie Brout et Maxime Marion, qui est une reproduction du passeport potentiel de Satoshi Nakamoto, le créateur du Bitcoin. D’autres œuvres, comme le jeu vidéo Heave Ho, du studio indépendant Le Cartel, mobilisent un écran, mais tout ne se passe pas dans le téléviseur : les interactions entre les joueurs prennent le dessus ! Ces interactions permettent d’appréhender l’exposition et ses notions de manière ludique et participative.
Eric Boulo : Nous essayons aussi d’amener un public plus jeune vers l’art, avec des artistes contemporains qui utilisent dans leurs œuvres des codes visuels qui parlent aux enfants. C’est le cas de l’artiste Systaime qui, tel un peintre, utilise les emojis dans ses vidéos. Comme celle sélectionnée pour notre section sur la surconnexion.
Cette exposition se découpe en trois parties. La première partie de l’exposition s’intitule Une histoire d’Internet, et fait une large place aux communautés et aux mouvements de la contreculture qui font et défont l’histoire du web. A quoi faut-il s’attendre ?
Antonin Fourneau : L’histoire d’Internet, c’est une aventure technologique et politique et la rencontre entre plusieurs cultures : des militaires, des chercheurs, des universitaires, des hommes et des femmes passionnés d’informatique ou issus des mouvements démocratiques des années 70 ! J’ai souvent l’impression, en tant qu’enseignant, qu’il faut rappeler à mes étudiants l’histoire de l’outil qu’ils ont dans les mains. C’est ce que fait le documentaire Jurassic Web, qui sera présent dans l’exposition, et qui raconte plein de petites histoires surprenantes sur les détournements des technologies dans les années 1960 et 1970. On trouvera aussi des œuvres comme Windows93.net, de Jankenpopp, qui revisite ce système d'exploitation qui n’est finalement jamais sorti.
Cet ancrage dans une (re)lecture historique et politique du phénomène Internet et de la révolution numérique se poursuit dans La guerre des datas, la seconde partie de l’exposition qui s’intéresse notamment aux GAFAMS. Comment avez-vous choisi de traiter ce sujet ?
Eric Boulo : En montrant le phénomène sous plusieurs aspects. L’artiste Ismaël Joffroy Chandoutis, avec son film Swatted, montre par exemple, à travers le prisme du cyberharcèlement, que la violence provient parfois aussi de nous-même et de notre utilisation de la technologie.
Antonin Fourneau : Nous avons essayé de trouver un équilibre dans notre façon de présenter ce phénomène. Des artistes comme Julien Prévieux (Where Is My (Deep) Mind) développent une position très critique, alors que d’autres, comme Keyvane Alinaghi (Crossed Eyed Mutant Riot) utilisent des technologies comme le tracking du regard ou la reconnaissance faciale de façon plus ludique et joviale. Il s’agit alors de déjouer l’utilisation de certains outils pour en faire émerger quelque chose d’autre et ouvrir de nouvelles perspectives.
Escape, voyage au cœur des cultures numériques s’intéresse aussi à des notions comme le transhumanisme, et plus largement notre rapport en tant qu’être humain à ces technologies. L’exposition propose-t-elle des pistes permettant une relation plus apaisée et plus éthique avec le numérique ? Est-ce le sens du titre « Escape » d’offrir une échappatoire, grâce à une compréhension du phénomène, un regard plus critique et éduqué ?
Antonin Fourneau : Oui, le titre de l’exposition se réfère effectivement à la touche « Escape » (ou « Echap ») du clavier d’ordinateur, et évoque la nécessité de prendre un temps, de faire un pas de côté, pour essayer de comprendre les dynamiques du numérique. Les identifier, les définir, mieux les comprendre nous permet de mieux guider nos usages, nos consommations ou nos choix de vie futurs.
Eric Boulo : Il ne faut d’ailleurs pas oublier que l’exposition présente le travail d’artistes français, mais s’adresse essentiellement à un public à l’étranger. Il nous fallait donc nous projeter dans un public qui n’a pas les mêmes codes que nous, et auquel il faut donner plusieurs portes d’entrées possibles. L’idée étant bien sûr d’amener ce public à imaginer différemment ses usages du numérique !
Initiée par l’Institut français, l’exposition Escape, voyage au cœur des cultures numériques sera présentée dans les établissements du réseau culturel (Instituts français, Alliances françaises…) ou des établissements et événements partenaires (lieux culturels, foires, salons…), à compter de novembre 2021.
Les membres du réseau diplomatique trouveront les informations pour programmer cette exposition ici.