Erige Sehiri nous présente "Sous les figues", son premier long métrage
La réalisatrice Erige Sehiri signe avec Sous les figues, un premier long métrage puissant et poétique sur la jeunesse rurale en Tunisie. Le film a bénéficié de l’Aide aux cinémas du monde, cogérée par l’Institut français et le CNC.
Mis à jour le 22/03/2023
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Pourriez-vous nous raconter votre parcours en tant que réalisatrice ?
J’ai d’abord été journaliste à la radio, puis en tant que fixeuse et reporter. J’ai travaillé aux Etats-Unis, au Canada, en Europe. J’ai donc eu d’autres vies avant le cinéma : j’ai même travaillé dans la finance ! Mais tout cela était dans l’optique de financer un premier documentaire. J’ai ensuite été reporter à Jérusalem pour des chaînes françaises, ce qui m’a donné l’occasion de réaliser deux documentaires dans la région. Quand la révolution tunisienne a éclaté fin 2010, on m’a proposé un poste de correspondante là-bas. C’est à ce moment-là que la question du choix entre journalisme et cinéma s’est vraiment posée pour moi. J’avais envie de raconter ce qui se passait en Tunisie d’une façon plus cinématographique, ce que je fais dans un premier court métrage, Le Facebook de mon père, coproduit par Arte. Je découvre alors l’écriture du documentaire de création, et il est devenu clair pour moi que je voulais me consacrer au cinéma. J’ai donc créé ma société de production en Tunisie, avec pour moteur de créer des documentaires dans un pays qui se retrouvait soudainement libre. Tout restait à faire, à dire, à raconter. J’avais aussi pour ambition de mettre en place des co-productions entre la France et la Tunisie. En parallèle de mes activités de productrice, j’ai écrit un autre film documentaire, La Voie normale, l’histoire de deux cheminots tunisiens, dont l’un est aussi un lanceur d’alerte et l’autre un artiste, qui rêvent de quitter ce métier mais qui n’y parviennent pas. Des associations de cheminots français se sont aussi saisies du film, en décidant de le projeter un peu partout en France. Par la suite, c’est au moment du confinement que je décide d’écrire ma première fiction, Sous les figues.
Vous êtes née et avez grandi en France, mais vous êtes désormais installée en Tunisie, où vous avez créé votre société Henia Production et tourné Sous les figues. Pourriez-vous nous expliquer ce choix ?
Au départ, je ne pensais pas m’installer en Tunisie. Mais je voulais participer à la transition que le pays était en train de vivre. Puis il y a eu des projets, comme ce média d’investigation que j’ai cofondé, Inkyfada, d’abord francophone puis arabophone. Comme beaucoup de personnes issues des migrations, j’avais ce besoin de revenir dans le pays d’origine de mes parents et surtout de m’y sentir utile. Petit-à-petit, en passant du temps sur place, je me suis aussi rendu compte que le pays était plein d’opportunités et qu’il pouvait beaucoup m’apporter. Là-bas, mon engagement prenait tout son sens, à la fois intime et politique. Je me suis donc installée en Tunisie presque sans m’en rendre compte, sans jamais vraiment l’acter de façon définitive.
Quel a été le point de départ de Sous les figues ? Pourquoi avez-vous eu envie de filmer ces femmes qui font la récolte ?
Tout part du village de mon père, donc d’un lieu que je connais bien, surtout après ces dix années passées en Tunisie. Cela m’a rendue capable d’écrire au plus près des personnages. J’ai donc passé beaucoup de temps auprès des acteurs et des actrices, je les ai beaucoup écoutés, et j’ai eu envie de raconter à travers eux un instantané du pays et de ces régions rurales. De faire le portrait des personnes qui y vivent. Je voulais partir de la poésie, de quelque chose d’intime, pour casser un certain nombre de stéréotypes. C’est ce qui fait que le film a quelque chose d’universel.

Comment avez-vous choisi vos acteurs et vos actrices ? Quelle part de liberté leur avez-vous accordée pour s’approprier leurs rôles ?
A l’origine, j’avais écrit un scénario pour un tout autre film, qui racontait l’histoire d’une bande de jeunes qui créent une radio dans la campagne tunisienne. C’était inspiré de mon expérience : j’ai passé trois ans avec des jeunes, dans des zones rurales, à créer des webradios. J’ai donc lancé un grand casting dans ma région, dans les collèges, les lycées, pendant près d’un mois. C’est comme ça que j’ai rencontré Fide (Fide Fdhili), dans la rue, qui était en train de se disputer avec une amie à elle. Je l’invite au casting, mais elle n’était pas du tout intéressée par cette histoire de radio. Elle me raconte qu’elle travaille dans les champs après les cours, comme la plupart des jeunes. Finalement, je vais presque changer tout le film pour elle, réécrire un scénario en trois mois, et commencer à le tourner très rapidement.
Sous les figues déploie un récit qui se déroule presque uniquement dans un seul lieu, pendant une unique journée. Comment ce choix d’écriture s’est-il imposé à vous ?
Quand je me suis rendue dans les vergers de figuier, j’ai découvert comme un tableau vivant, avec les arbres, les fruits, les hommes, les femmes, les cagettes remplies. A travers le lien que ces personnes tissent entre elles sur le lieu du travail, j’ai entrevu quelque chose : une grâce, une poésie, une lumière. J’y ai vu du cinéma, avec un décor unique, des visages, des gens qui parlent. J’ai eu envie de retrouver ce cinéma des origines, comme la terre, comme le travail que font ces femmes qui remonte à la fin des temps. Cela représentait néanmoins un obstacle pour faire produire ce type de film. J’ai donc décidé d’en filmer le début en m’autofinançant pour pouvoir ensuite aller chercher des partenaires. Ce n’était pas un film à écrire, mais à faire. En le montrant, j’ai pu trouver des financements pour m’aider à finir le tournage du film. Le film est donc le résultat d’un vrai désir de cinéma, porté par une petite équipe et un budget très restreint.
Sous les figues est riche en symboles. Était-ce volontaire de votre part de jouer avec les stéréotypes pour les faire entrer en résonance avec la modernité de vos personnages ?
Le verger est un lieu assez magique, c’est un lieu ancestral, presque sacré. Il est peuplé de personnages dont les gestes sont eux aussi anciens, alors qu’en même temps ces jeunes filles portent en elles quelque chose de très moderne. D’abord par leur manière de parler, leur façon d’être connectées, mais aussi parce que c’est elles qui mènent la danse dans cette chorégraphie humaine. Le film se construit autour de ces contrastes : entre le ciel et la terre, la modernité et la tradition, entre ces jeunes femmes et cette société patriarcale. On est face à des jeunes gens qui ont vécu une révolution. Même s’ils n’en parlent pas, c’est quand même présent dans leur manière d’être et leur façon de s’exprimer. Et c’est avant tout leurs visages qui portent le film.