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Fanny Chiarello

Le prix de la liberté, c'est de renoncer à l'absolu

Mouvante, radicale et libre, Fanny Chiarello semble se réinventer dans chacun de ses livres. Avec A Happy Woman, elle décrit sa rencontre avec l'artiste américaine Meredith Monk en évitant les clichés du genre biographique.

Mis à jour le 10/05/2019

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Fanny Chiarello
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Fanny Chiarello
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© Aline Nihoul

L'appétit littéraire de Fanny Chiarello est sans limites. En 23 romans publiés depuis 1999, elle a parcouru presque tous les genres, de la nouvelle au roman, en passant par la poésie ou la littérature jeunesse. Dans l'écriture comme dans la vie, l’auteure de Dans son propre rôle (prix Orange du Livre et prix Landerneau en 2015) ne cesse d'arpenter des territoires en friche, où les questions de la liberté et des carcans imposés par la société reviennent avec insistance. À l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage, A Happy woman, elle évoque la façon dont son rapport à l'écriture s'est construit et évolue encore.

A Happy Woman s'affirme comme une expérience singulière dans votre œuvre. Quel a été le processus d'écriture ?

 

J'ai contacté Jean-Louis Tallon, auteur d'un livre d'entretiens avec Meredith Monk (NDLR Meredith Monk, une voix mystique, éditions Cécile Defaut, 2015). Il m'a fait confiance et m'a transmis l'adresse mail de Peter Scisciolli, le bras droit de Meredith, avec qui j'ai échangé pendant 14 mois. Quand je suis arrivée à New York, je l'ai rencontré. Nous avons discuté un moment avant qu'il ne me donne la clé pour accéder à Meredith, à savoir son planning et l'adresse où je la trouverais. J'ai vécu ce moment comme un examen de passage. Ensuite, j'ai gagné chaque jour le droit d'être là, auprès d'elle, en observatrice muette puis enfin en véritable interlocutrice. J'écrivais en temps réel, abondamment et je suis rentrée avec plus de pages que n'en comporte aujourd'hui le livre. Au départ, j'avais rêvé qu'il soit dans l'esprit de Let's get lost, le film de Bruce Weber sur Chet Baker, qui n'est ni un documentaire, ni une biographie, mais un portrait intimiste et très stylisé. Quand j'ai atterri à New York, cette idée m'est passée et j'ai pris conscience que je n'aurais d'autre option que d'improviser.

 

Avec ce livre, vous abordez de front la musique qui est, par ailleurs, très présente dans votre imaginaire. Comment inspire-t-elle vos œuvres ?

 

La musique a plus d'influence sur ma manière de penser la structure que sur mon travail de la phrase, du moins consciemment. Actuellement, par exemple, je suis en train de travailler sur un manuscrit dont la forme se rapproche plus des Degradation Loops de la compositrice australienne Jasmine Guffond ou des Disintegration Loops de l’Américain William Basinski que de n'importe quel objet littéraire dont j'aurais connaissance. Un texte naît aussi, parfois, de ma rencontre avec une musique. A happy woman en est l'exemple le plus frappant mais il y en a bien d’autres : quand je me suis prise de passion pour l’opéra, j’ai écrit pas moins de trois romans liés plus ou moins directement à son univers.

 

Le mouvement est un autre motif récurrent de votre œuvre. D'où vous vient ce besoin de fuir l'immobilité ?

 

Mon refus de la linéarité s'exprime surtout d'un texte à l'autre, puisque je change constamment d'univers et, plus encore, de forme. Il reflète bien mon approche de la vie. Très jeune, je me suis dit qu'il me restait peu de temps à vivre. Qu'est-ce que j'avais envie d'en faire ? Je n'ai cessé de me poser cette question, et la réponse change au fil du temps. Au fond, je n'ai jamais eu le projet d'aller toujours vers de nouvelles formes, je le fais spontanément, par goût de l'expérimentation, et sans doute aussi par crainte de l'ennui.

Au fond, je n'ai jamais eu le projet d'aller toujours vers de nouvelles formes, je le fais spontanément, par goût de l'expérimentation, et sans doute aussi par crainte de l'ennui

Dans La vie effaçant toutes choses, vous décrivez neuf femmes à la recherche de leur liberté. Peut-on y lire une métaphore de votre quête d'écrivain ?

 

Ces personnages sont des femmes seules qui doivent inventer un langage pour circonscrire leur mal-être et pour tenter de l'apaiser ; qui ne peuvent se reposer sur aucun discours tout fait pour avancer vers une forme de résolution. En ceci, elles me ressemblent : chaque fois que j’entreprends l’écriture d’un texte, c’est comme si j’abordais une langue étrangère sans méthode établie. Par ailleurs, mes personnages et moi essayons d'échapper à la notion d'absolu et à d'autres constructions mentales de ce genre qui, pensons-nous, constituent notre cage. Nous pensons que le prix de la liberté, c'est de renoncer à l'absolu. Inventer sa propre langue, c’est aussi refuser les carcans rhétoriques dont la légitimité n'est que rarement questionnée, comme s’il existait un langage absolu, immuable et juste.

 

Vous avez dit, dans une interview, que « l'écriture sauve du réel ». Pourtant, il vous faut parfois plonger entièrement dans le monde pour écrire. Est-ce un plaisir ou une souffrance ?

 

À l'époque, je m'étais exprimée trop grossièrement. Ce qui me gêne, ce n'est pas le réel mais les systèmes d'interprétation que l'espèce humaine a mis en place pour le maîtriser, des systèmes qui nous sont imposés dès la naissance. L'écriture permet de créer des alternatives à ces diktats et de questionner leurs fondements. Personnellement, j'essaie d'être comme neuve au sein du monde, d'être surprise par ce qui pourrait sembler familier, de ne trouver aucun détail insignifiant. Je fais un peu la même chose avec les mots, je ne cesse d'observer leurs interactions, je ne les considère jamais comme acquis. En fait, je suis très gauche face au réel et face au langage qui le structure. J'essaie, je cherche, je tâtonne. C’est passionnant, un émerveillement quotidien, et c’est aussi très ludique.

Je suis très gauche face au réel et au langage qui le structure. J'essaie, je cherche, je tâtonne. C’est un émerveillement quotidien et c’est aussi très ludique

Et que vous apporte la confrontation avec le regard des lecteurs ?

 

Je ne pense jamais aux lecteurs quand je suis en train d'écrire. Une fois le livre publié, je suis toujours surprise par ce que les uns et les autres y voient, comme s'ils me parlaient d'un livre que je n'aurais pas lu, encore moins écrit. C'est assez fascinant et parfois très drôle quand un lecteur me tient tête. Quand, par exemple, il persiste à déceler dans un de mes textes une référence que je n'y ai pas mise, ce qui dénote une lecture pour le moins active...

 

Vos textes ont rarement fait l'objet de traduction. Serait-ce important, pour vous, que A happy woman soit traduit pour être lu aux États-Unis ?

 

J'aimerais vraiment que ce livre soit traduit. Je pense qu'il pourrait toucher un certain public aux États-Unis, où Meredith Monk et le contexte artistique dans lequel son univers a pris forme sont beaucoup mieux connus qu'ils ne le sont ici. J'observerais sans appréhension mais avec une immense curiosité la réception que mon texte pourrait avoir là-bas. J'appréhende par contre énormément le regard de Meredith sur ce livre. Je le lui ai envoyé. Elle peut lire le français, sans doute pas dans toutes ses subtilités, mais assez pour voir que je n'ai pas écrit son hagiographie.

 

A Happy Woman emprunte son titre à un de ses morceaux : cela signifie-t-il que vous êtes, aujourd'hui, une « femme heureuse » ?

 

L'expérience m'a transformée, et sans doute m'a-t-elle rendue un peu plus apte au bonheur.

L'expérience de A Happy woman m'a transformée et m'a sans doute rendue plus apte au bonheur
L'Institut français et l'auteure

Lauréate du programme Stendhal de l'Institut français, Fanny Chiarello a séjourné aux États-Unis en 2017.

 

Le programme Stendhal permet à des auteurs français ou résidant en France de partir dans un pays étranger travailler à un projet d’écriture en lien avec le pays. En savoir + sur le programme Stendhal

 

L'institut français, LAB