Felwine Sarr
Enseignant, économiste et écrivain, Felwine Sarr devait voir son texte Traces – Discours aux nations africaines, écrit en 2018, mis en scène au festival d'Avignon en juillet 2020. La pandémie mondiale en a décidé autrement, l'événement a été annulé, mais le penseur continue à interroger l'avenir du continent et du monde. Depuis Dakar, il évoque cette période inédite et la façon dont elle résonne avec les préoccupations à l'œuvre dans son travail.
Mis à jour le 30/01/2023
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En tant que penseur, vous êtes très impliqué dans les réflexions autour de la crise actuelle. Quel regard portez-vous sur le moment que nous vivons ?
Cette crise est importante, inédite et constituera probablement un marqueur historique pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'elle est globale, qu'elle touche tous les pays du monde sans distinction. Au-delà du fait sanitaire, elle possède une dimension sociétale, écologique, voire civilisationnelle. Elle révèle également de manière criante les inégalités de notre monde. Mais, ce qui me semble intéressant, c'est qu'elle rouvre la contingence de l'histoire. Nous avions, depuis longtemps, le sentiment d'être embarqués dans un train qui ne s'arrêterait jamais. Quelles que soient les utopies que certains d'entre nous pouvaient élaborer, la réalité semblait immuable. Or la crise crée une brèche dans le temps. Nul ne sait ce qui va advenir, mais le chantier historique semble à nouveau modelable. Des possibles nouveaux s'offrent à nous.
Cette crise globale dit-elle aussi quelque chose sur nos imaginaires et la façon dont ils se confrontent ?
La première réaction des peuples a été de se replier sur eux-mêmes, de se comporter en tribus, en clans. Nous nous identifions à ceux qui ont la même histoire, la même géographie, la même « culture » entre guillemets. Nous sommes Français, Italiens ou Africains, mais, pour l'instant, nous sommes encore incapables de faire communauté humaine. De ce point de vue, la situation de l'Afrique est un révélateur. Face à la crise, beaucoup nous prédisaient de funestes lendemains, des hécatombes, comme si personne ne se satisfaisait de ce que nous soyons moins atteints par la létalité du virus. Si nous avions fait humanité, nous aurions dû nous réjouir de ce moindre coût en vies humaines. Pourtant, les clichés sur le Continent sont réapparus, ne laissant aucun doute sur le fait que nous ne formions pas encore une communauté.
Dans le « pandemic diary » que vous tenez à l’heure actuelle pour un média allemand, vous écrivez que « l’Afrique est une réalité imaginaire dont la force des représentations qui lui sont accolées congédie sa réalité ». Le continent africain possède-t-il aujourd'hui des ressources culturelles, intellectuelles et humaines dont les pays occidentaux semblent manquer face au virus ?
Depuis la nuit des temps, l'Afrique a fait face à de nombreux chocs, qu'ils soient culturels, civilisationnels ou sanitaires. L'expérience en matière de lutte contre les épidémies nous a, par exemple, permis de mettre en place des centres de traitement et des équipes médicales capables d'organiser plusieurs formes de réponses face à ce type de crise. C'est un fait : le Continent possède une grande capacité de résilience. Dire cela n'implique pas que les Africains acceptent les calamités ou les encouragent, mais plutôt qu'ils ont dû développer des stratégies de survie. Il y a, dans la mémoire longue des sociétés africaines, une vague de vie, une volonté de se battre qui renaît face au défi. Entendons-nous bien : ces hommes et ces femmes n'ont rien d'exceptionnel, ce sont des êtres humains comme les autres. Néanmoins, on ne peut pas nier le capital expérience issu de leur histoire.
Votre texte Traces s'adresse justement aux Africains et a été produit en 2018. Prend-il une résonance particulière aujourd'hui ?
À l'origine, il s'agissait d'un discours aux nations africaines, pour qu'elles se reprennent en mains, qu'elles lèvent la tête vers le ciel, guérissent de leurs traumas et redeviennent le sujet de leur histoire. Aujourd'hui, il me semble effectivement que nous sommes au cœur de ces problématiques. J'ai rarement entendu autant de voix exprimer le désir de modèles de société différents dans un laps de temps aussi court. Au fond, la grande question reste de savoir quel sera le monde après cette crise. Va-t-on repartir sur les chapeaux de roues dans la même direction ? Ou opérer des changements profonds parce que nous avons pris conscience de quelque chose ? Pour moi, il s'agit du moment crucial pour que le continent africain réinvente les modalités de sa présence au monde, qu'il reprenne la souveraineté sur ses ressources, qu'il les exploite de manière écologiquement responsable et qu'il réponde aux besoins de ses habitants. L'Afrique possède ce qu'il faut : ressources, terres, jeunesse et vitalité. Il lui faut une pleine confiance en elle-même pour transformer ces atouts en espace de bien-être et de dignité humaine.
Un de vos autres succès littéraires, Afrotopia (2016), propose de repenser le concept d'utopie. Peut-on y trouver un moyen d'habiter le monde après la crise ?
La notion d'utopie est absolument essentielle. Ce n'est pas un doux rêve, c'est un lieu qui n'est pas encore là. Cela signifie que, si une société se trouve face à des contradictions qu'elle ne peut résoudre tout de suite, elle les dénoue d'abord dans l'espace de l'imaginaire pour ensuite opérer une conversion utopique. Une fois que ce monde souhaitable est configuré, les comportements changent et l'utopie devient concrète. Sur la terre des hommes, rien de fondamental n'a jamais été réalisé sans rêves. Réhabiliter la dimension philosophique de l'utopie comme principe actif, comme la nécessité d'ouvrir l'espace de l'histoire me semble crucial. Cette crise indique que la situation ne peut plus durer. Comment peut-on en sortir si l'on se contente de l'idée que rien ne peut changer la trajectoire du monde ? Miguel Abensour dit que l'utopie est la recherche infinie d'un ordre politique juste et bon. Or je ne crois pas que l’on puisse dire que l'ordre mondial actuel le soit.
Face à la tentation d'un repli sur soi, quels rôles peuvent jouer ceux qui, comme vous, créent et pensent le monde de demain ?
Je suis très lucide sur ce point et je sais que les forces du repli ont un coup d'avance puisqu'elles possèdent déjà les appareils étatiques. Des institutions théorisent déjà le « business continuity plan » (plan de continuité d'activité, NDLR) afin de relancer la machine au plus vite et d'empêcher les gens de voir la possibilité d'une expérience nouvelle. Cette lutte va avoir lieu et je dis à ceux qui souhaitent un monde différent qu'ils ne doivent plus juste le désirer. Il faut penser à la manière de mobiliser des forces sociales pour induire des changements à des niveaux fondamentaux. Bruno Latour a créé un groupe de réflexion. En tant qu'économiste, je contribue avec une vingtaine de confrères à repenser l'économie du Sénégal et à élargir cette réflexion à l'Afrique de l'Ouest. Il ne s'agit là que d'exemples, mais notre rôle est bien là : indiquer, avec lucidité et clarté, des possibles. L'action humaine ne se déploie que lorsque les individus sont convaincus qu'il existe des chemins. Et la pensée reste la plus fine – la première – de ces actions.

Les représentations de Traces, discours aux nations africaines, avec Etienne Minoungou, qui étaient prévues en Afrique, au printemps 2020, bénéficiaient du soutien de l'Institut français. Elles ont été reportées du fait de la crise sanitaire du Coronavirus Covid-19.
Cette pièce est inscrite dans La Collection, dispositif qui rassemble pour le réseau culturel français à l'étranger 90 propositions clés en main, légères en diffusion et modulables, dans les domaines des arts de la scène, des arts visuels et de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage. Traces, discours aux nations africaines est proposé en partenariat avec le Théâtre de Namur et le Grand T de Nantes. La pièce a par ailleurs reçu en 2019 le prix de la Fondation SouthNorth dont l’Institut français est partenaire.
Felwine Sarr est par ailleurs un invité régulier de la Nuit des Idées - en 2020 à l’Institut français d’Égypte au Caire. Enfin, l’Institut français est un partenaire des Ateliers de la Pensée au Sénégal, initiés par Achille Mbembé et Felwine Sarr, manifestation qui réunit penseurs, écrivains, et universitaires africains et de la diaspora, de premier plan, pour réfléchir autour des nouvelles interrogations suscitées par les transformations du monde contemporain.