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Rencontre
Création numérique

Filipe Vilas-Boas

La désintermédiation permise par la technologie numérique affecte, il me semble, tout autant la sphère économique et sociale que la sphère spirituelle.

À travers son œuvre protéiforme, l’artiste Filipe Vilas-Boas interroge notre relation à la technique et en particulier notre rapport presque religieux aux technologies numériques. Son oeuvre Scrollathon est présentée dans l'exposition de l'Institut français dédiée aux cultures numériques, Escape, voyage au cœur des cultures numériques

Mis à jour le 15/03/2022

10 min

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Filipe Vilas-Boas
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Pourriez-vous revenir rapidement sur votre parcours ? Comment en êtes-vous arrivé à l’art numérique ?

D’abord, je dois dire que le numérique est tout autant le sujet que l’objet d’une partie de mon travail. L’art numérique dans son acception courante n’intègre pas ou trop peu sa propre analyse. Bernard Stiegler parlait du numérique comme d’une écriture automatique et précisément, au départ, chez moi, c’est une histoire d’écriture : ma pratique artistique remonte à l’adolescence, avec la prose et la poésie.

En plus de son travail, ma mère a longtemps joué le rôle d’écrivaine publique pour toute la communauté portugaise qui l’entourait. Elle avait appris seule la langue de Molière en arrivant sur l’Île de Beauté où l’on rejoignait mon père au début des années 80. Elle a pour ainsi dire appris sa seconde langue en même temps que ses enfants : ce fût d’ailleurs l’unique terrain sur lequel elle acceptait de voir ses progénitures lui contester légitimement son autorité. A la grande surprise de nos amis, avec ma soeur et mon frère, nous avions expressément le droit de la corriger, y compris publiquement, pour perfectionner sa langue française : prononciation, grammaire, conjugaison… En bons “camarades de classe'', tout était prétexte à de franches rigolades. La balance s’équilibrait certainement lorsque nous apprenions à notre tour à parler et écrire le portugais. Quoi qu’il en soit, l’écriture a très jeune été pour moi un espace de création, de liberté, à la fois un refuge et un moyen de me relier aux autres.

Plus tard, comme nombre d’artistes, j’ai mis ma plume et mes idées au service de la publicité. Bien que sécurisant financièrement, le salariat s’est néanmoins vite avéré limitant. J’ai donc immédiatement développé ma pratique artistique comme une soupape, d’année en année, d’exposition en exposition, les side-projects sont devenus main. Arrivé sur le marché du travail au début du web, j’ai fait mes gammes et gagné mes galons avec des projets qui cherchaient à tirer parti de cette nouvelle horizontalité permise par le numérique : la participation, l’interaction, la générativité, l’écriture non linéaire… Cela m’intéressait beaucoup, mais le temps passant, je trouvais dommageable alors, dans le cadre qui était le mien, de voir les capacités de l’outil — passé entre-temps de nos bureaux à nos poches — si peu exploitées. Si l’ère de l’information transforme alors la communication et les médias, elle ne bouleverse pas, en tout cas pas assez à mon goût, la structure de nos sociétés. Pire ! Sous certains angles, la pyramide s’accentue.

Après quinze ans de bons et loyaux services, y compris après avoir monté mon propre studio de design d’interaction, je décide alors de sauter le pas et de me concentrer enfin sur l’étude des implications éthiques et esthétiques engendrées par ces temps hypermodernes. Cela faisait déjà dix ans que je tissais une pratique artistique autour de la toile, sur l’interconnexion, les réseaux sociaux, les usages du numérique en général, et je me suis dit qu’il était temps de m’y consacrer pleinement. 

 

Sur votre site, on peut lire que vous ambitionnez notamment de faire « la critique des usages déviants de la technologie numérique » (à propos de votre pièce Mixed Feelings). En quoi l'art contemporain permet-il de faire cette critique ? 

Parce qu’il n’y a pas vraiment d’autre cadre où croiser l’écriture, la science des données, l’astronomie, la musique, l’apprentissage machine, la philosophie, la robotique… L’art est l’un des rares lieux interdisciplinaires où l’on peut conjuguer librement recherche et création. C’est donc le terrain d’expérimentation idéal pour créer des collisions ou des coalitions inattendues, relier ensemble des disciplines qui ne se rencontrent jamais. Je crois que j’y réalise aussi un rêve d’enfant, qui était de travailler pour la recherche. J’ai le sentiment que chaque artiste explore à sa façon sa propre montagne Sainte-Victoire et en pleine révolution numérique, je dirais que ma montagne à moi, ma topographie, elle, est chiffrée, mouvante, contrôlée et largement invisibilisée aussi. Dans ce contexte hautement technicisé et donc par définition très excluant, la critique est plus que bienvenue. J’aime la développer tout comme j’aime la dépasser. C’est justement tout mon point de départ sur l’installation intitulée Mixed feelings : j’y détourne l’usage policier de la reconnaissance faciale pour développer une forme d’empathie artificielle.

Mixed feelings

Vous avez commencé à avoir une pratique artistique en 2008. Près d’une quinzaine d'années plus tard, en quoi Internet, qui était déjà au centre de votre travail à l’époque, a-t-il changé ? 

J’ai en effet vu en partie naître et grandir un art numérique qui, au départ, était plutôt focalisé sur le pixel comme nouvelle gouache électronique. Or, j’avais pour ma part, comme je vous l’expliquais, une attirance personnelle pour l’étude des transformations en cours, dans la construction des identités, dans l'accès à l'écriture, à la photographie, à l’icône, mais aussi dans les reconfigurations des structures économiques et sociales. Tout cela était en train d’être bousculé par le numérique, et je voulais traiter de ces questions-là. Je portais depuis longtemps des projets sur l’imbrication entre le numérique et l’espace public et ma pratique artistique a, d’une certaine façon, suivi l’évolution du réseau : des accès aux excès, de l’utopie d’interconnexion globale au capitalisme cognitif, comme le qualifie l’économiste français Yann Moulier-Boutang. Une dualité qui compose le cœur de mon travail exploratoire. 

 

De très nombreuses pièces que vous avez produites font le lien entre technologie numérique et religion. Selon vous, en quoi cela informe-t-il notre rapport à ces nouveaux médiums ? 

Primo, tout simplement parce que le numérique, en tant que réseau globalisant, réalise d’une certaine façon la comme-union des Hommes — ou tout du moins de la moitié de la population terrestre connectée. En cela, de mon point de vue, il vient en partie court-circuiter toutes les communautés religieuses qui le précèdent. La désintermédiation permise par la technologie numérique affecte, il me semble, tout autant la sphère économique et sociale que la sphère spirituelle. Le numérique surligne aussi ce que la biologie nous dit, il électrifie, si je puis dire, nos liens, notre interdépendance, soit en somme l’unicité du monde ; un thème commun à toutes les cosmogonies humaines. Secundo, je dirais que le rituel consumériste de l’achat de biens et de services qui prévalait hier se déplace aujourd’hui sur le terrain de l’immatériel, de l’attention et du temps. Nous nous retrouvons ainsi comme des croyants, penchés sur des tablettes non plus en bois mais forgées cette fois d’une cinquantaine de métaux rares : icônes et symboles défilent et nous les déchiffrons religieusement, captés à nouveau par un savant mélange d’espoir et d’oppression. Max Weber a beaucoup écrit sur le rapport entre croyance et économie. Peut-être faudrait-il le relire à la bougie numérique. 

 

Outre Scrollathon, amené à circuler avec la nouvelle exposition de l’Institut français Escape, voyage au cœur des cultures numériques, où pourra-t-on voir vos œuvres en 2022 ? Quels sont vos actualités et projets pour cette année ? 

On peut actuellement voir mon travail à la Fondation EDF, avec le Poinçonneur de l’IA présenté dans le cadre de l’exposition Fake News : Art, Fiction, Mensonge et à l’Abbaye Saint-Léger de Soissons au sein de l’exposition Deus Ex Machina, où est exposée ma croix tirée de la performance collective Carrying the Cross. Je présenterai bientôt mon projet Mixed Feelings au Collège des Bernardins pendant la journée dédiée aux Croyances numériques organisée avec Ouishare.

En mars, je présenterai six pièces et une performance dans le cadre de Máquina Mística, l’exposition d’art contemporain du festival Canal Connect organisé par Blanca Li dans son théâtre madrilène. Au même moment, je participerai également à l’exposition collective Le Palais des villes imaginaires au Centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson, à Noisiel en Seine-et-Marne. J’y présenterai trois projets sur la question de l’automatisation et du tout numérique.

Début mai, je vais inaugurer au Mans une nouvelle pièce intitulée Animalités numériques produite avec mes amis makers bretons, Makeme et le Bistromatik. Mi-mai, à Rennes, je vais retrouver mes terres vidéo-ludiques avec l’edulab Pasteur où je vais continuer de développer et présenter un projet musical. Le Share Festival à Turin sera dans ces eaux-là aussi.

En juin, à Bagneux avec l’équipe de La preuve par 7 initiée par l’architecte Patrick Bouchain en lien avec Le Plus Petit Cirque du Monde, et surtout suite au travail mené avec deux classes du lycée professionnel Léonard de Vinci depuis décembre dernier, nous présenterons une installation monumentale alimentée à l’énergie solaire qui prendra place dans la future cour du lycée en construction sur la colline des Mathurins.

Tout au long de l’année, je participe aussi à une exposition collective itinérante portée par le MAAT Museum à Lisbonne, Playmode : une exposition qui a été créée au Portugal en 2019 et qui va se déplacer en 2022-23 dans plusieurs grandes villes au Brésil, épaulée par l’équipe du File Festival. Pendant ce temps, grâce à SIANA, je poursuis une résidence à l’université d’Evry, où je collabore depuis plus d’un an avec un laboratoire de bio-informatique et de robotique mobile. Nous travaillons ensemble sur une nouvelle installation La ligne rouge qui fait écho à la notion de biopolitique : le contrôle des flux humains est un sujet très actuel, vous l’aurez remarqué. L'œuvre est au programme de la biennale Arts-Science EXPERIMENTA à Grenoble à l’automne prochain. 

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L'Institut français et l'artiste

Scrollathon, de Filipe Vilas-Boas, est une oeuvre présentée dans l'exposition Escape, voyage au coeur des cultures numériques

Initiée par l’Institut français, l’exposition Escape, voyage au cœur des cultures numériques est présentée dans les établissements du réseau culturel (Instituts français, Alliances françaises…) ou des établissements et événements partenaires (lieux culturels, foires, salons…). 

Les membres du réseau diplomatique trouveront les informations pour programmer cette exposition ici

L'institut français, LAB