Fulufhelo Modabi
Curatrice et photographe sud-africaine, Fulufhelo Modabi aspire à créer un monde plus connecté et visuellement stimulant. En août 2019, lors des Rencontres de la photographie d’Arles, cette militante féministe et citoyenne du monde amoureuse des espaces a reçu la première bourse de recherche curatoriale destinés aux projets africains. Sous le titre « She Bad Bad », son projet d'exposition explore les réflexions venues d'Afrique de l'Est et du Sud autour de la photographie africaine contemporaine et ses liens à la photographie documentaire.
Mis à jour le 05/11/2019
5 min
Comment êtes-vous devenue commissaire d’exposition – et pourquoi ?
J’ai compris que je voulais être curatrice lorsque j’ai réalisé que je ne voulais pas être artiste. En décembre 2017, je venais de terminer mon exposition solo « In Between » dans le quartier de Mayfair, à Londres - exposition consacrée à mon projet de collaboration avec des filles de Nairobi. Je suis rentrée et j’ai réalisé : « Ce n’est pas ce que j’ai envie de faire pour le restant de ma vie. » Je n’aimais pas la pression et l’anxiété associées à la création, ou le fait d’être poussée à créer. C’était trop pour moi.
Ma première exposition à la National Gallery au Zimbabwe en 2006 a été un défi passionnant, qui m’a permis de me familiariser avec la manière d'agencer les œuvres dans un espace donné, mais aussi de découvrir leur réception par les différents publics. Par la suite, à Nairobi, j’ai rempli une immense galerie avec 400 photos faisant toutes la taille d’une carte postale ! Cela m’a permis de mieux comprendre qu'être curateur ne consistait pas seulement à accrocher des œuvres d'art sur les murs, mais aussi à savoir comment représenter les autres. Ce que je préférais dans la création d’œuvres était leur mise en espace.
Qu’est-ce qui rend la photographie artistique sud-africaine unique par rapport à d’autres environnements culturels africains, tels que le Kenya et le Zimbabwe ?
C'est là le fondement de toutes mes recherches ! En Afrique du Sud, nous avons beaucoup plus de liberté - en termes de mouvements et d’identité - que dans d’autres pays africains. Quelles que soient vos préférences sexuelles, vous êtes libres, même si l'industrie photographique est toujours très dominée par les hommes. Dans d’autres pays, la pratique de la photo comme le métier lui-même sont moins répandus, pour une simple et bonne raison : si vous êtes noire, et que vous êtes une femme, vous ne devriez tout simplement pas courir les rues avec votre appareil photo !
J’ai envie de voir comment d’autres femmes naviguent dans des espaces dominés par les hommes. Toutes ces expériences sont pour moi une opportunité pour apprendre, et s’il y a une chose que la photographie peut vous enseigner, c’est la curiosité.
Pourquoi votre identité est-elle importante dans votre travailleur de curatrice ?
De toute évidence, je suis noire et je suis une femme. Quand j’étudiais le photojournalisme, un de mes formateurs était un homme blanc. Il n’avait de cesse de nous rappeler à quel point cette industrie est dominée par les hommes. Cela me mettait toujours si mal à l’aise, au point de penser « Pourquoi ai-je choisi cette industrie ? C’est un secteur réservé aux hommes… Où vais-je travailler ? »
Au fil des ans, je me suis rendu compte, à travers mon propre parcours, qu’il n’y avait pas suffisamment d’espaces pour la représentation des femmes. Lorsque j’organise des expositions, certains hommes viennent me voir et me demandent « Pourquoi faites-vous une exposition entièrement féminine ? Pourquoi faites-vous cela uniquement pour les femmes ? » J’avais besoin de créer quelque chose pour nous. J’avais besoin de dire : voilà les femmes du milieu qui font des choses incroyables, et voici l’endroit où vous les trouverez. Il est vital pour moi de représenter les femmes noires, car notre place dans l’industrie est vraiment très réduite. Plus nous serons exposées dans le monde, plus le monde saura ce que nous faisons - et ce que nous sommes capables de faire.
Le projet d’exposition sur lequel vous travaillez actuellement pour les Rencontres internationales d’Arles s’intitule « She Bad Bad », en référence à « bad bitch » (« chienne féroce »). D’où vient ce titre ?
Le mot « bitch » a été utilisé de manière négative afin de désigner les femmes qui accomplissent des choses qui sortent de l’ordinaire, des choses qui ne se font pas. Mais nous vivons aussi à une époque où des jeunes filles s’approprient ce terme dans des espaces dominés par les hommes, en disant « Oui, j’ai le droit d’être comme ça. Je peux jurer si je le veux. » Pour moi, une bad bitch est une personne qui est maîtresse de son histoire, de son pouvoir, de ses pratiques. Ce sont des femmes qui ont trouvé leur voix et qui n’ont pas peur de s’exprimer. Je veux retirer du terme son caractère négatif de sorte que, si quelqu’un vous colle cette étiquette, vous n'en soyez pas blessée.
Le nom de mon dernier projet, « She bad bad », est inspiré d’une conversation que j’ai eue avec ma nièce de 18 ans au sujet de ma carrière, au cours de laquelle elle m’a dit « Oh, tu es bad, bad. Tu es une bad bitch, mais en beaucoup plus féroce. Tu es une double bad bitch. »
Avez-vous le sentiment que le public risque de mal comprendre votre travail ? On me reproche beaucoup de ne représenter que les femmes, et je pense que les gens comprennent mal mes intentions, tant pour ce projet que pour le reste de ma carrière. Les gens ont l’air de penser que je milite uniquement en faveur des femmes. J’ai un petit garçon, et je veux créer un monde dans lequel nous avons tous les mêmes chances, un monde où mon fils n’aura pas l’impression d’être meilleur qu’une femme, ou que les femmes s’accaparent son espace. Je pense que c’est ça le féminisme - un monde pour tous les espaces. Peu importe ce à quoi vous vous identifiez, nous voulons juste un monde au sein duquel chacun peut prospérer. Si mon travail actuel défend la cause féminine, je ne vais pas m'y cantonner. Ma démarche est dans l'apprentissage.
La Bourse de recherche curatoriale des Rencontres de la photographie d’Arles - Projets Afrique est soutenue par l’Institut français dans le cadre de la saison Africa2020. En savoir + sur la bourse curatoriale
Initiée par Emmanuel Macron, le Président de la République française, la Saison Africa2020 se déroulera sur tout le territoire français (métropole et territoires ultra-marins) du 1er juin à mi-décembre 2020. Elle sera dédiée aux 54 États du continent africain. En savoir + sur la Saison Africa2020