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Gaspard Kuentz

Un film doit être une expérience physique

En quatre films, Gaspard Kuentz a construit une œuvre radicale à la frontière de l’anthropologie et du cinéma. Ses documentaires hybrides, traversés par la question du rituel, sont des expériences sensorielles intenses qui bousculent le spectateur et l’invitent à questionner le monde. Fin connaisseur du Japon, le réalisateur revient de trois mois de résidence à la Villa Kujoyama en compagnie de Yasuhiro Morinaga pour travailler à la préparation de leur prochain film.

Mis à jour le 16/07/2019

5 min

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Gaspard Kuentz
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Gaspard Kuentz , au Japon, pendant de la préparation de son prochain film.
Crédits
© Nao Nakazawa

Vous voyez-vous plutôt comme un anthropologue ou comme un cinéaste ?

Mes films s’intéressent à des thèmes qui sont proches de lanthropologie, notamment aux modalités du rapport que nous entretenons avec le monde qui nous entoure. Mais une étude anthropologique cherche à faire une démonstration, et je ne suis pas du tout dans cette approche scientifique. Mes films sont souvent classés dans lanthropologie visuelle mais pour moi cest du cinéma. Mon travail est avant tout un travail plastique sur limage et le son, destiné à procurer une expérience immersive au spectateur.

Votre travail de cinéaste, même s'il propose une approche expérimentale de la fiction, est exclusivement documentaire. Pourquoi ce choix ?

Jouer avec les frontières entre fiction et documentaire permet de mieux les brouiller et les transgresser. Dans mon court-métrage Uzu, jemploie par exemple des ressorts dramatiques propres à la fiction. Or, à linverse de la fiction où l’on invente un personnage avant de chercher un acteur pour linterpréter, l’idée du film naît chez moi de la rencontre avec une personne, un lieu, un événement. Ça a été le cas notamment pour mon premier film réalisé avec Cédric Dupire, We Don’t Care About Music Anyway, qui évoque des figures de la musique improvisée tokyoïte. Je connaissais ces musiciens depuis plusieurs années, ce sont eux qui mont en quelque sorte donné lidée du film.

Jouer avec les frontières entre fiction et documentaire permet de mieux les brouiller et les transgresser.

Les rituels traversent toute votre filmographie. Que nous disent-ils de nos sociétés modernes, et en particulier du Japon ?

À linverse de la mythologie, qui est un canon institutionnalisé, le rituel ne cherche pas à dire, il fait. En Europe, on se concentre beaucoup sur la foi. Au Japon ou en Inde, limportant nest pas de croire ou de ne pas croire, mais dobserver, de manière très pragmatique, leffet du rituel. Ce qui revient le plus dans mes films, ce sont des rituels exécutés pour communiquer avec les dieux ou avec les morts et qui relèvent de la divination. Ce genre de rituel permet de lire des signes dans le bruit gigantesque, l’énergie chaotique du monde, et de lui donner un sens. De ce point de vue, je pense que le cinéma aussi est un rituel.

À l’inverse de la mythologie, qui est un canon institutionnalisé, le rituel ne cherche pas à dire, il fait.

Comment est née l'idée de votre prochain film, Saha – Le monde de souffrance, qui évoquera le parcours d'un ancien yakuza ayant appartenu au plus important syndicat du crime au Japon ?

Le producteur japonais de mon court-métrage m’a parlé de Monsieur K, ce yakuza de 70 ans incarcéré pour avoir commandité un assassinat. Il avait eu loccasion de linterviewer alors quil était en cavale. Je nai pas pu le rencontrer, mais nous échangeons des lettres par intermittence depuis quatre ans et demi. Il a passé toute sa vie dans des lieux dextrême précarité, de luttes sociales et de révoltes criminelles. À travers le parcours de Monsieur K, le film aborde justement cette histoire méconnue du Japon daprès-guerre, dont on vante surtout la dynamique économique.

Quel est l'apport de Yasuhiro Morinaga à ce projet ? Quelle relation artistique entretenez-vous l’un avec l’autre ?

Yasuhiro Morinaga est artiste sonore, il possède son propre label, Concrete. Nous nous connaissons depuis longtemps, il a notamment été sound designer sur Uzu. Si je suis à lorigine de ce nouveau projet, je lui ai tout naturellement proposé dy travailler à mes côtés. Le son est vraiment la dimension la plus importante de mes films et nos axes de recherches sont très proches.

Vous avez effectué avec Yasuhiro Morinaga une résidence de trois mois à la Villa Kujoyama fin 2018. Comment ce séjour sest-il inscrit dans votre travail ?

Nous avons dabord passé du temps dans le village où Monsieur K a grandi, à visiter les lieux dont il parle dans ses lettres et à rencontrer des gens qui lont connu. Dans un second temps, nous nous sommes rendus à Osaka dans le quartier de Kamagasaki, le ghetto le plus connu du Japon où vivent des ouvriers journaliers et des yakuzas. Il abrite de nombreux mouvements politiques, associations et organismes de résistances.

La prochaine étape va maintenant consister à rechercher des financements et à poursuivre l’écriture du film. Nous pensons également donner dautres formes au projet, notamment une œuvre sonore et peuttre une exposition à partir des éléments que nous avons recueillis pendant la résidence.

Ce nest pas la première fois que vous travaillez en duo : vos trois premiers films sont également le fruit dun travail de ce type. Voit-on mieux à deux ?

J’ai réalisé trois films avec Cédric Dupire : We don’t Care About Music Anyway, Kings of the Wind & Electric Queens et Prends, Seigneur, prends, que nous avons tourné lors d’un festival d’exorcisme dans une communauté de gitans au Rajasthan. Être à deux permet davoir un dialogue, de se remettre en question, de faire évoluer la forme dun film. Mais sur chaque film, beaucoup de personnes citées au générique ont une implication presque aussi forte que la mienne. Pour moi, le cinéma est toujours une collaboration. Cela concerne également les gens quon filme. On ne fait pas un film sur eux, mais avec eux.

Caméra au plus près de l'action, omniprésence du son et de la musique, vos films sont de véritables expériences sensorielles et immersives, quasiment hypnotiques. En quoi cette forme éclaire-t-elle votre propos ?

Un film doit être une expérience physique pour le spectateur. Limage doit submerger et le son faire violence, pour provoquer un état proche de la transe. Là où les mots induisent une distance, le son est plus animal. Je fais des films pour toucher à ces sensations. Je me suis longtemps méfié des mots et mes films ont souvent été plus ou moins muets. J’ai voulu réduire cette expression à son minimum. Si je pouvais mexprimer avec des mots, je naurais pas besoin de faire des films.

Je me suis longtemps méfié des mots et mes films ont souvent été plus ou moins muets.
L'Institut et le réalisateur

Lauréat du programme de résidence à la Villa Kujoyama en duo, Gaspard Kuentz a séjourné à Kyoto en 2018.

 

La Villa Kujoyama, établissement de l’Institut français du Japon, est soutenue par l’Institut français.

 

En savoir + sur le programme de résidence à la Villa Kujoyama

 

L'institut français, LAB