Hervé Brusini, président du prix Albert Londres
Dans le cadre de la Présidence française du Conseil de l'Union Européenne, l'Institut français propose l'évènement "Café Europa". Un dialogue entre journalistes et citoyens européens le 5 mars, dans 26 cafés emblématiques du continent, afin d'évoquer les différents défis auxquels sont confrontés les médias. Perte de confiance des lecteurs, indépendance des journalistes, nouvelles technologies : les sujets de débat ne manquent pas. Hervé Brusini, président du prix Albert Londres (partenaire de l'évènement aux côtés de Reporters Sans Frontières), nous en offre un avant-goût.
Mis à jour le 04/03/2022
5 min
Le 35e baromètre des médias a révélé une chute historique de la confiance des Français envers la presse. Quel regard portez-vous sur cette rupture ?
La perte de confiance entre les médias et le public est un fait politique qui s'inscrit dans un long processus. Nous n'en sommes pas, hélas, à la première crise, mais les précédentes sont toutes tombées aux oubliettes de l'Histoire. À ce titre, il est regrettable que le monde de l'information réagisse dans l'urgence d'une maison qui brûle, alors même qu'elle a déjà connu des incendies. En 1897, par exemple, la « Revue Bleue » relaie les travaux du philosophe Alfred Fouillée affirmant que la délinquance en France est due à la presse. Il faut dire qu'à l'époque, dans la foulée de la sordide affaire Troppmann, les journaux se délectent de faits divers sanglants, allant jusqu'à inventer des crimes pour vendre plus de papier. Ensuite, la première guerre mondiale a été un moment de propagande où on a pu lire, entre autres folies, que les munitions allemandes « caressaient » le corps des Poilus. C'est d'ailleurs à l'issue de cette crise majeure, en 1918, que fût créée la première charte déontologique de la presse. Nous vivons aujourd'hui une période similaire où la révolution technologique remet au goût du jour cette crise de confiance, en l'intensifiant. La guerre en Ukraine constitue un défi capital pour le journalisme, en luttant au plus haut point pour la vérité, en s’éloignant de façon diamétralement opposée à ce que fut la Guerre du Golfe et son traitement médiatique.
De quels outils disposent les médias pour enrayer ce mouvement ?
Pour l'instant, la crise nous sidère alors que nous devons la rendre compréhensible. Les plaidoyers pro domo des journalistes ne suffisent pas, il faut expliquer ce que nous faisons. En ce sens, l'éducation aux médias est un enjeu central et doit devenir une véritable discipline, enseignée par l'Education nationale. Dans un monde dévasté par ce que certains appellent l'« infobésité », il me semble nécessaire d'enseigner cet art du récit, de rapporter et de produire de la vérité qui a à voir avec les règles du journalisme. Le reportage joue également un rôle considérable. Confiance ou pas, les médias restent très regardés. On peut même parier qu'avec la crise ukrainienne, ils vont être particulièrement suivis. Dans ce contexte, les reporters vont être nos yeux pour comprendre ce qui se passe sur le terrain. Y être, aller voir et transmettre : cette fonction cardinale du journalisme demeure notre principal atout.
En parallèle, l'arrivée du web et des réseaux sociaux a élargi les canaux de diffusion de l'information. Avec quelles conséquences sur la pratique du journalisme ?
Mais le web est un outil d'enquête ! Toutes les images qui nous parviennent des quatre coins du monde sont interrogées par de jeunes enquêteurs qui utilisent les ressources d'Internet pour savoir si l'information transmise est réellement ce qu'elle prétend être. Je trouve ce retournement formidable puisqu'il montre que des gens sont toujours à l'œuvre pour analyser de manière critique la masse d'images qui alimente les réseaux. Ces moments de pédagogie offerts par l'investigation numérique me semblent d'ailleurs assez complémentaires de la démarche du reportage.
Le journalisme numérique constitue donc une promesse de renouvellement ?
J'ai toujours considéré que c'était une bonne nouvelle que le journaliste ne soit plus une sorte de héraut sur son Aventin, délivrant je ne sais quelle vision de l'évènement. Il est maintenant au cœur de la société et il doit rendre des comptes. Cela nous rappelle à une forme d'humilité. À force de nous gaver de statistiques, nous avons oublié l'humain. Or, le reporter doit être sur le terrain, face aux gens, et tout particulièrement dans une guerre comme celle en Ukraine. Faire le portrait de ces « invisibles » dont parle magnifiquement Pierre Rosanvallon dans ses livres, c'est un appel à revenir à la réalité, à faire en sorte que les gens se reconnaissent dans ce que nous faisons. C'est une responsabilité morale.
Face à ces enjeux, le modèle économique des médias paraît fragile et soumis à l'appétit de grands groupes. Comment, demain, continuer à produire une information libre et indépendante ?
En premier lieu, il faut préserver un pôle public. Dans une démocratie, avoir un service public de l'information puissant, libre et indépendant constitue une balise. Pour l'avoir vécu de l'intérieur, ce qui est montré aujourd'hui dans des émissions comme Complément d'enquête ou Cash investigation aurait été impossible à réaliser il y a 30 ans. Cette production concrète, tout comme les alliances novatrices avec des consortiums de journalistes à travers le monde sont remarquables. À côté de cela, même si la concentration des médias dans des grands groupes inquiète, il faut prendre en compte l'aspiration des peuples au pluralisme de l'information. Et cette nécessaire régulation du système relève du politique.
En tant que président du prix Albert-Londres, vous connaissez bien les enjeux du journalisme d'investigation. À quelles difficultés est-il confronté aujourd'hui ?
Les mêmes que depuis toujours : des intérêts économiques ou politiques réticents à ce qu'on révèle leurs turpitudes. Mais il y a aussi un fait nouveau dont on parle de plus en plus et pas seulement pour les journalistes : la précarité. Il faut beaucoup d'opiniâtreté pour parvenir à ses fins quand on n'est pas embauché par une grande rédaction qui peut mettre des moyens à disposition. Néanmoins, le tableau n'est pas complètement sombre. Il y a aussi de l'enthousiasme, de la passion et du style dans les reportages qui parviennent chaque année à notre jury. Les journalistes trouvent également des soutiens dans les nouvelles plateformes collaboratives qui se mettent en place.
Le prix Albert-Londres est partenaire de Café Europa où s'engage une grande discussion, partout en Europe, sur le rôle des journalistes et les défis des médias. Que vous inspire cette initiative ?
C'est une manifestation plus que salutaire. Il s'agit de voir ensemble, grâce à nos différences culturelles, de quelle manière renouer avec l'information, lui redonner de la valeur. C'est un défi qui ne traverse pas seulement la France et l'Europe, mais aussi des sociétés comme les États-Unis. Il y a un mouvement global qui voit dans la rencontre de l'autre, dans le fait de se parler, un moyen de bâtir une réponse adaptée à la situation que nous vivons. Je crois beaucoup, en tout cas, à la richesse qu'on peut retirer de ce moment.
Café Europa 2022 est une idée originale de l’Institut français, organisée localement par les services culturels des Ambassades de France et les établissements du réseau culturel français à l’étranger, Alliances Françaises et Instituts français. L’événement fait partie de la programmation mise en place dans le cadre de la Présidence française du Conseil de l’Union européenne.
A l’occasion de la Présidence français du Conseil de l'Union européenne (PFUE) l’Institut français est particulièrement mobilisé pour œuvrer à la traduction des objectifs définis par le gouvernement pour cette Présidence. L’Institut français met en œuvre, en ce sens, une série de dispositifs et temps forts culturels qui contribuent à valoriser la créativité européenne.
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