Hervé Le Tellier & Adriana Hunter
Hervé Le Tellier, lauréat du prix Goncourt 2020 avec son roman L’Anomalie, participait en mai dernier à « L’Auberge du lointain », une résidence d’une semaine avec neuf de ses traducteurs, au Collège international des traducteurs littéraires à Arles. Entretien croisé avec Adriana Hunter, sa traductrice anglophone attitrée.
Mis à jour le 26/07/2021
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Votre roman L’Anomalie s’est déjà écoulé à près d’un million d’exemplaires et fait actuellement l’objet d’une quarantaine de traductions. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Hervé Le Tellier : Les ventes étant déjà importantes en France, plusieurs traductions avaient été optionnées pour L’Anomalie avant que j’obtienne le Goncourt. Evidemment, le fait de vendre un million de copies donne une visibilité accrue au niveau international, ce qui se combine avec la bande rouge du prix Goncourt. Ces deux facteurs augmentent beaucoup les possibilités d’être lu. Cela donne aussi une deuxième vie à des livres antérieurs, comme Toutes les familles heureuses, qui a déjà été traduit en anglais par Adriana, et qui va l’être à présent dans une dizaine d’autres langues. Cela change donc considérablement la donne pour un auteur.
Adriana Hunter : L’Anomalie est le cinquième livre d’Hervé que j’ai traduit, et il a le potentiel de toucher un très large public. Pour une traductrice, c’est une vraie opportunité qu’un livre aussi intéressant devienne également un bestseller.
Du 10 au 14 mai 2021, vous avez participé à « L’Auberge du lointain » au Collège international des traducteurs littéraires d’Arles. Est-ce que ce temps de dialogue avec vos traducteurs vous a permis de redécouvrir votre roman sous des angles nouveaux ?
Hervé Le Tellier : Nous avions au préalable créé un document électronique commun, j’avais donc déjà beaucoup de retours des traducteurs. Ils m’ont permis de mettre le doigt sur des incohérences que j’avais pu laisser passer, car L’Anomalie est un livre qui est très construit, ce qui multiplie les sources d’erreur. A chaque nouvelle version de ce document, je modifiais le livre en français, qui avait un succès croissant et connaissait donc des rééditions régulières. On découvre à cette occasion à quel point un écrivain français est français. On a ainsi tendance à inclure beaucoup de choses qui font partie de notre culture dans nos livres, sans forcément s’en apercevoir. J’ai donc été amené à faire un certain nombre d’explications de texte, ou à discuter de formes qui se sont retrouvées dans le roman sans que je m’en sois rendu compte. On a par exemple beaucoup discuté de la première phrase, « Tuer quelqu’un, ça compte pour rien. », qui a de nombreuses caractéristiques phonétiques, rythmiques et syntaxiques propres aux romans policiers.
Adriana Hunter : En ce qui concerne les éléments propres à la culture française, cela peut en effet rapidement devenir compliqué. Est-ce qu’il faut remplacer la référence française par une référence qui marcherait mieux pour des lecteurs anglophones ? Ou bien faut-il expliquer la référence française ? Dans le domaine de la traduction, il faut toujours faire des compromis.
Est-ce que vous adoptez une technique particulière pour adapter certains effets de genre qui seraient spécifiques à la langue française ?
Adriana Hunter : Je suis bien sûre consciente de leur présence, mais je fais attention à ce que ma version ne soit pas plus « typée » que le texte original. Je fais avant tout confiance à l’auteur et au texte : c’est comme une dictée. Je réponds à chaque situation qui se présente à moi en essayant de faire entendre le texte comme un ensemble vivant, tout en faisant attention à ne pas recréer quelque chose par moi-même.
Hervé Le Tellier : L’Anomalie n’est pas un roman expérimental où j’aurais poussé les genres à l’extrême. J’ai voulu privilégier la lisibilité : les genres sont visibles, mais pas de façon radicale. Adriana a donc raison de dire que le texte a une teinte, mais il n’est pas extrêmement coloré, pour éviter toute dispersion et privilégier le côté haletant.
Vous êtes membre de l’OuLiPo (« Ouvroir de Littérature Potentielle »), un groupe de recherche qui explore les potentialités du langage et les innovations littéraires. Vous aviez déjà participé, en 2018, aux Assises de la traduction littéraire à Arles, en proposant un « atelier de traduction oulipienne ». Est-ce que L’Anomaliepose également des problèmes spécifiques de traduction et dans quelle mesure est-ce une œuvre oulipienne ?
Hervé Le Tellier : Je suis allé plusieurs fois à Arles, je me souviens notamment d’une conférence que j’y avais donné sur la traduction de l’humour en 2018. J’ai aussi fait un atelier de traduction oulipienne, qui était un atelier en langage « grand singe ». C’était un corpus inventé par Edgar Rice Burroughs dans Tarzan : il s’agit d’un langage des grands singes composé uniquement de trois cents mots de vocabulaire. C’était donc un lexique imposé qui mettait tous les traducteurs à égalité. La traduction oulipienne soulève en fait deux questions différentes, qui correspondent à deux types d’œuvres oulipiennes. Celles où la contrainte détermine la langue, comme dans La Disparition de Perec. Quand on traduit La Disparition, on ne traduit pas le texte mais la contrainte. On traduit un texte qui ne contient pas la lettre -e, ou on se prive en tout cas de la lettre la plus présente dans la langue hôte. J’ai reçu récemment une traduction qui ne contient pas la lettre -a, qui est la plus récurrente en catalan. Dans le cas d’un livre comme La vie mode d’emploi, il y a bien des contraintes syntaxiques mais on ne s’en est rendus compte que très tardivement, après la mort de Perec. Les traducteurs ont donc traduit La vie mode d’emploi sans s’en préoccuper. Quand les contraintes sont cachées, elles le sont à la fois pour le lecteur et pour le traducteur. Dans L’Anomalie, les contraintes ne sont pas structurantes du point de vue du langage : il n’y a donc pas de raison de s’en préoccuper. En fait, il n’y en a qu’une, qui a été résolue de façon optimale par Adriana : c’est l’anagramme qui apparaît quand un des personnages se demande si le titre « L’anomalie », n’est pas l’anagramme d’autre chose. Or, comment peut-on traduire une anagramme ? Les traducteurs ont dû opter pour différentes solutions.
Quand on est traducteur, comment le dialogue avec l’auteur influence-t-il le travail d’appropriation et de translation du texte depuis sa langue originale vers sa langue hôte ?
Adriana Hunter : Je ne pose des questions à l’auteur qu’à la fin de la traduction. Je trouve rapidement un rythme, que je préfère ne pas interrompre. Je me donne aussi des contraintes, comme de ne jamais laisser de blanc et de trouver une solution provisoire à chaque problème. C’est arrivé plusieurs fois avec les livres d’Hervé. Après avoir beaucoup correspondu par le passé, nous nous sommes rencontrés pour la première fois lors de cette résidence à Arles. Je crois que j’ai eu beaucoup de chance, par rapport à certains traducteurs qui avaient déjà publié leur version, ou d’autres qui venaient tout juste de commencer et qui n’étaient pas encore totalement dans le texte. Pour ma part, j’en étais au stade des corrections. Je connaissais donc très bien le texte, ce qui m’a permis de mettre la dernière touche.
Quels liens entretenez-vous avec vos traducteurs ? Est-ce que vous échangez régulièrement, en dehors de ce type de résidence ?
Hervé Le Tellier : Cela dépend des langues. Je peux relire les traductions allemandes ou anglaises. Pour une majorité d’autres langues, j’en suis évidemment incapable. Mais parfois, même si je ne parle pas du tout la langue, j’entretiens un très bon rapport avec le traducteur. Comme par exemple avec mon traducteur grec, qui me signale des choses extrêmement justes sur mes livres et m’amène à réfléchir sur mon travail. Je me demande même si je ne devrais pas envoyer mes manuscrits à mon traducteur grec avant de les publier en français.


L'Institut français est partenaire de « L’Auberge du lointain », une résidence d’une semaine en mai dernier au Collège international des traducteurs littéraires à Arles, qui a réuni Hervé Le Tellier et les traducteurs de son roman L’Anomalie.