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Ilya Kaminsky - Parrain du Festival « Un week-end à l’Est » dédié à Odessa

La poésie n’a jamais été aussi vitale. Elle permet d’exprimer nos moments les plus difficiles : elle nous donne une respiration, une bouffée d’air.

Ilya Kaminsky, connu pour ses recueils de poèmes, On danse à Odessa et République sourde qui vient d’être traduit en français, est le parrain de l’édition 2022 du Festival Un week-end à l’Est. En signe de soutien, le festival, qui aura lieu à Paris du 23 au 28 novembre, mettra en lumière la ville d’Odessa. Avec l’aide de l’Institut français, le festival a imaginé quelque quarante événements en collaboration avec une centaine d'artistes, auteurs et philosophes ukrainiens.

Nous avons discuté avec Ilya Kaminsky de son attachement à la ville d’Odessa, des événements actuels, mais aussi du festival, de la littérature ukrainienne, de l’importance de la poésie pour lui et de ses projets à venir.

Publié le 15/11/2022

5 min

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Ilya Kaminsky - Parrain du Festival « Un week-end à l’Est »

Vous vivez aux États-Unis depuis de nombreuses années. Cependant, vous êtes encore très attaché à votre pays d’origine, l’Ukraine, et à votre ville, Odessa. Comment expliquez-vous ou interprétez-vous cet attachement, malgré le temps qui passe et la distance ?

En effet, je vis aux États-Unis depuis de nombreuses années, mais j’essaye de revenir à Odessa tous les étés. Pourquoi ? La réponse est très simple et tient en un mot : l’amour. L’amour, ça ne s’explique pas. Mais quand on l’a trouvé, on le sait. Odessa est une ville si facile à aimer : elle est belle et chargée de sens. Pour moi, c’est aussi la ville où mes deux parents ont vécu. 

J’ai grandi en URSS sans appareil auditif, alors que j’étais atteint de surdité profonde. Je suis arrivé aux États-Unis à 16 ans, sans appareil. Pour moi, Odessa sera toujours la ville où le langage est lié aux lèvres de mon père qui bougent et me racontent des histoires. Il se retourne, l’histoire s’arrête. Il revient, l’histoire reprend. Voilà à quoi ressemblait la vie avec cet homme qui ne cessait de raconter des histoires. Quand je retourne à Odessa, maintenant que mes deux parents sont décédés, je ne me sens vraiment de retour que quand j’éteins mes appareils auditifs.

En un clic, plus de son, mais les lèvres continuent à bouger.

Je n’entends pas les pas des grands-mères qui courent après leurs petits-enfants. Ni les conducteurs de trams qui annoncent les arrêts et moi qui, enfin, doit descendre. Ni le taxi qui file à toute allure à côté de moi et se gare brusquement sur le bord du trottoir. Je n’entends pas le crissement de ses freins. Voilà l’Odessa de mon enfance : les lèvres de mon père qui s’ouvrent et l’histoire qui commence. Il se baisse pour ramasser une pièce. L’histoire s’arrête. Il se relève et l’histoire reprend. 

Quand je reviens dans cette ville, les conversations continuent, même si ceux dont j’écoute les histoires ne sont plus là. 

 

Comment vous sentez-vous au vu des événements et des incertitudes liées à la guerre et à son issue ? Arrivez-vous à écrire ? 

C’est si réel. J’y étais il y a à peine deux mois, en pleine guerre. Mon oncle et ma tante vivent toujours à Odessa, ils sont octogénaires. Un bâtiment de leur rue, à un pâté de maison d’eux, a été bombardé. Pourtant, à chaque fois que je leur ai proposé de partir (j’étais arrivé en Ukraine depuis la Moldavie, puisqu’il est impossible d’atterrir en Ukraine, et j’avais conduit jusqu’à Odessa et prévu une voiture pour traverser la frontière avec eux), ma tante m’a demandé pourquoi moi j’étais si mince et si je mangeais assez. Mon oncle a crié que ma tante enseignait la musique depuis 40 ans dans cette ville et que la moitié des habitants d’Odessa étaient d’anciens élèves. Peu importe que la moitié de la ville ait fui et ait été remplacée par des sacs de sable et des installations antichars. 

Ils veulent rester, car c’est là qu’ils ont toujours vécu.

C’était comment à Odessa ? C’était l’été, il y avait du monde dans les rues, dans les restaurants... Odessa, joyeuse comme d’habitude (à l’époque de l’URSS, Odessa était la ville de la fête). Mais aujourd’hui, les habitants ont une nouvelle habitude : des sirènes antiaériennes retentissent au moins 3 à 4 fois par jour. Nous étions là, au restaurant, au son des sirènes. Et tous les habitants continuaient à trinquer. 

Totalement surréaliste.

Mais, cette attitude n’est pas tellement surprenante. Au début de la guerre, j’écrivais sans cesse à ma famille et à mes amis pour leur demander ce que je pouvais faire, comment je pouvais les aider. 

J’ai donc envoyé un e-mail à un ami plus âgé, un journaliste à Odessa. Je lui ai demandé : dis-moi ce que je peux faire pour toi, je veux vraiment t’aider.

Il m’a répondu : Les gens comme Poutine vont et viennent. Si tu veux nous aider, envoie-nous des poèmes et des essais. Nous sommes en train de créer un magazine littéraire. 

En pleine guerre. Vous vous rendez compte. 

Mon oncle et ma tante veulent rester à Odessa, car c’est là qu’ils ont toujours vécu.

Pourriez-vous nous parler en quelques mots de la littérature ukrainienne ? Elle sera mise en avant de différentes manières lors du festival, mais reste assez méconnue en France. 

La littérature en Ukraine est très variée, il faudrait plus qu’une interview, ou même un festival, pour vous la présenter. Mais c’est un bon début et je suis déjà très heureux de cette introduction. Ce qui serait utile, c’est que les gens comprennent l’importance de la poésie. La situation en Ukraine nous le montre bien, les gens eux-mêmes nous le montrent. 

J’ai envie de vous parler d’une amie. Lorsque la guerre a éclaté et que Kiev a été durement bombardée, cette amie ukrainienne m’a raconté par e-mail ce qu’elle vivait : des nuits complètes passées dans les stations de métro de Kiev, alors utilisées comme abris antiaériens, à réciter des poèmes. Elle les récitait pour elle, mais aussi pour ceux qui l’entouraient, pour ne pas sombrer dans la folie. Lorsqu’elle a commencé à fatiguer, elle a traduit ces poèmes dans d’autres langues, pour ne pas s’arrêter. 

Les critiques en Occident se demandent souvent si la poésie importe encore. Aujourd’hui je me rends compte que la seule réponse à cette question est : est-ce que ces critiques importent ? 

Une personne qui se cache sous terre, alors que sa ville est bombardée, ressent le besoin, pour survivre, de réciter des poèmes, pour s’apaiser et apaiser les autres. Voilà qui prouve que la poésie importe. Mais nous, les humains, l’avons toujours su. 

Et la poésie n’a jamais été aussi vitale. Pas parce qu’elle est belle ou chic. Mais parce qu’elle permet d’exprimer nos moments les plus difficiles : elle nous donne une respiration, une bouffée d’air. Quand il ne nous reste plus rien, nous pouvons encore nous raccrocher aux quelques mots qui vivent dans nos mémoires, à une mélodie. Et c’est peut-être tout ce qu’il nous reste pour survivre, même si nous ne le savons pas encore. Si nous avons de la chance, nous avons la poésie. Préservez cette musique des mots. Mémorisez de nouveaux vers si vous le pouvez. Un jour, peut-être, vous en aurez besoin. En temps de guerre, ou non. Face à une crise, qui nous semble être un véritable mur, nous avons tous besoin de musique, d’une mélodie, de baume au cœur. 

 

Environ cent auteurs, réalisateurs, philosophes et musiciens sont impliqués dans ce festival qui proposera quelque quarante événements en l’espace de six jours. Êtes-vous particulièrement intéressé par l’un des événements proposés ? 

Oui, je suis très reconnaissant au festival pour ce travail formidable, puissant, et émouvant, un travail qui vise à faire connaître la culture ukrainienne en France. Et bien sûr, je suis humain et j’ai surtout hâte, parmi bien d’autres superbes artistes et auteurs, de revoir certains vieux amis lors du festival. Boris Khersonsky, par exemple, un excellent poète d’Odessa. Ou Sabine Huynh, une merveilleuse poétesse et très talentueuse traductrice. 

 

Pouvez-vous nous parler de vos projets les plus récents et à venir ? 

Lors du festival, je vais présenter mon dernier livre, République sourde, qui vient d’être traduit en français. J’y raconte, en vers, l’histoire d’un pays : lors d’un rassemblement public, dans ce pays occupé, un soldat de l’envahisseur tire sur un jeune sourd et le tue. En réaction à ce meurtre, toute la communauté décide de protester et refuse d’entendre les autorités. Ils organisent ce refus grâce à une langue des signes qu’ils inventent et que les autorités ne comprennent pas. 

République sourde est une fable qui a été publiée pour la première fois en 2018, mais bien sûr elle fait penser aux évènements réels qui se déroulent en ce moment. 

Concernant mes futurs projets, je suis sans cesse en train d’écrire de nouveaux poèmes et essais. En ce moment, je traduis également de nombreux poèmes et témoignages de personnes qui vivent en Ukraine. 

L'institut français, LAB