Iris Chervet et Baptiste Manet : leurs parcours en tant que lauréats des AJAP
Lauréats des Albums des jeunes architectes et paysagistes (AJAP) en 2020 et 2023, Baptiste Manet et Iris Chervet ont participé à l’atelier de réflexion « La Leçon d’Hammam-Lif », organisé par l’Institut français de Tunisie (IFT) et l’Institut français de Paris (IF) plus tôt cette année. Ils reviennent sur l’accompagnement dont ils ont bénéficié, les enjeux de cet atelier, mais aussi les perspectives de l’architecture à l’heure du changement climatique.
Mis à jour le 05/12/2024
5 min
Production Institut français, en partenariat avec le Ministère de la Culture et avec le soutien du mécénat de la Caisse des Dépôts.
Pouvez-vous revenir, en quelques mots, sur vos parcours respectifs ? De quelle manière êtes-vous venus à l’architecture ?
Iris Chervet : Architecte et paysagiste, j’ai fait mes études à Paris, puis à Versailles à l’École Nationale Supérieure de Paysage. Mon choix de me former au paysage est né pendant mon cursus, où j’ai pu appréhender l’échelle urbaine et prendre conscience que les outils du paysage étaient intéressants à convoquer pour fabriquer la ville. Ils permettent en effet d’intégrer un rapport au temps qui est moins en rupture avec l’existant, de répondre aux enjeux écologiques contemporains, et de questionner plus globalement le rapport de notre société à la nature. C’est cette conviction qui m’a amenée à l’école du paysage avant d’orienter ma pratique vers l’urbanisme et le paysage.
Baptiste Manet : Originaire du Sud de la France, près des grottes de Lascaux, je suis installé à Paris depuis une quinzaine d’années, où je suis architecte spécialisé dans le domaine du patrimoine et co-fondateur de l’agence Sapiens Architectes. Je suis également enseignant au DSA d’architecture et de patrimoine de Paris-Belleville et co-fondateur de la maison d’édition indépendante Cosa Mentale. Après mes études à l’ENSA de Toulouse et mes premières années de pratique, j’ai pu suivre la formation du DSA Architecture et Patrimoine à l’ENSA Paris-Belleville et m’apercevoir que le patrimoine – bâti et végétal -, au sens large, allait devenir central pour notre génération d’architectes, notamment pour traiter de la question de la rénovation. Cette formation a largement nourri ma pratique. À côté de ça, je me suis toujours attaché à maintenir, en parallèle, une activité réflexive par l’écriture ou la mise en place de projets divers autour de la transmission de la question architecturale et de sa diffusion.
Vous êtes tous deux lauréats des Albums des jeunes architectes et paysagistes (AJAP), respectivement en 2020 et 2023. Quel a été votre sentiment au moment de recevoir cette distinction ? Que vous a-t-elle apporté dans votre travail et vos collaborations ?
Iris Chervet : Ce prix apporte une légitimité et le sentiment que l’on est sur la bonne voie, que ce que l’on explore fait partie des enjeux contemporains, portés au niveau de l’État. C’est une distinction qui ancre notre pratique dans une forme de réalité, tout en nous donnant envie de poursuivre notre engagement et d’approfondir nos recherches. Cette distinction m’a permis d’être sollicitée pour plusieurs collaborations, notamment à l’international dans le cadre d’ateliers d’urbanisme (en Tunisie avec l’IF, en Thaïlande avec l’AFD) ou pour participer à des jurys (en Roumanie avec l’Ordre des architectes).
Baptiste Manet : Nous avons en premier lieu ressenti une réelle satisfaction et, pour nous, ce prix venait valider les choix que nous avions fait sur la mise en place et les orientations de notre pratique et ce vers quoi nous voulions aller à partir du moment où nous avons créé Sapiens. C’est une distinction nationale, symbolique, qui, au-delà de la validation, nous a donné de la force et de la confiance afin de continuer à se battre pour la qualité architecturale et paysagère et pour ce qu’on porte dans l’engagement de l’exercice de notre métier.
En tant que lauréats AJAP, vous bénéficiez d’une campagne de valorisation afin de vous accompagner dans vos créations. Comment s’est déroulé ce soutien ?
Iris Chervet : La campagne de valorisation vient de débuter avec la sortie du film « Une pensée de l’incertitude » de Christian Barani. Alors que les lauréats AJAP des éditions précédentes étaient valorisés dans le cadre d’une exposition itinérante, le format est cette année renouvelé afin de toucher de nouveaux publics. Christian Barani a ainsi conçu un long-métrage documentaire, avec le défi de réunir dans cette œuvre les 24 agences lauréates des AJAP 2023.
Baptiste Manet : Cela nous a permis des mises en relation avec les différents acteurs de la construction, à savoir les institutions, les collectivités, les maîtres d’ouvrage. Nous avons fait partie d’une exposition itinérante, qui a constitué une campagne de diffusion et de valorisation de notre travail à l’échelle nationale. Elle a d’abord été mise en place à la Cité de l’architecture et du patrimoine, puis elle a été présentée dans quelques maisons de l’architecture régionale. Nous avons également eu des opportunités offertes par l’Institut français pour participer à des missions à l’étranger. Ces expériences passionnantes nous ont permis d’aller à la rencontre d’autres pratiques et de nous confronter à d’autres regards sur notre métier et sur le monde.
Du 6 au 10 mai 2024, vous avez participé à l’atelier de réflexion “La Leçon d’Hammam-Lif”, organisé par l’Institut français de Tunisie (IFT) et l’Institut français (IF) à Paris. Pouvez-vous évoquer cet atelier et votre implication dans ce projet ?
Iris Chervet : L’atelier d’Hammam-Lif est né suite à une démarche engagée, depuis plusieurs années, par des architectes urbanistes et paysagistes tunisiens. Ils ont réalisé un travail conséquent pour monter une exposition et attirer l’attention sur cette ville qui concentre des problèmes majeurs, notamment environnementaux, mais aussi sociaux. Notre participation visait à conforter la démarche qui avait déjà été engagée, ainsi que réfléchir collectivement à des pistes de solutions.
Baptiste Manet : Nous avons participé à cet atelier avec le groupe d’experts tunisiens en tant que représentants de l’Institut français, qui constitue un relais vers des acteurs économiques importants pour mettre en place ces projets. L’intérêt de cet atelier n’était pas uniquement de mettre en place des réflexions sur la ville, mais les ancrer dans la réalité politique, économique de la Tunisie.
Iris Chervet : Hammam-Lifest une ville royale et thermale, dans le fond de la baie de Tunis, au pied d’une montagne sacrée. À une époque, c’était en quelque sorte « le Deauville de la Tunisie », mais elle a été peu à peu abandonnée, à cause de problèmes environnementaux majeurs. Au moment de l’industrialisation de Tunis, la baie a été lourdement polluée, au point que la baignade a été interdite, et que tout l’intérêt balnéaire de la ville a disparu. Il y a vraiment un abandon total, et, en parallèle, des quartiers informels qui se sont développés avec une insalubrité et une précarité très importantes.
Baptiste Manet : C’est une ville qui, par sa situation géographique favorable entre littoral et massif forestier, a été convoitée depuis l’Empire ottoman par les régents de Tunis jusqu’à la période coloniale française. Il est frappant de voir que ses ressources originelles, la mer et la montagne, sont devenues des dangers pour ses habitants. Hammam-Lif a aussi dernièrement été très impactée par des canicules avec des jours à plus de 50 degrés sans eau, sans électricité : c’est une ville dans laquelle on voit les impacts réels et violents des effets du réchauffement climatique et de la pollution industrielle.
Lors de cet atelier, les questions du changement climatique et des nouveaux usages à mettre en place ont été abordées. Quels sont, à vos yeux, les enjeux majeurs auxquels est confrontée l’architecture ?
Iris Chervet : Pour répondre aux enjeux environnementaux, il y a une nécessité d’étendre le champ de l’architecture à d’autres disciplines : c’est cette transversalité qui me paraît fondamentale pour trouver des solutions qui soient efficientes face au changement climatique. Il convient donc d’intégrer la géographie, le paysage, la sociologie, l’économie, les questions des filières, de comprendre vraiment les chaînes de production dans la société pour agir sur les formes de l’espace.
Baptiste Manet : C’est vertigineux et je suis complètement d’accord : elle ne se traite pas qu’à l’échelle du bâtiment. Nos disciplines sont à un tournant puisque nous allons devoir être, et Hammam-Lif en est un très bon exemple, dans une approche d’adaptation des villes et de notre environnement.
Quels sont vos projets respectifs à venir ?
Iris Chervet : Concernant l’atelier d’Hammam-Lif, l’idée n’était pas de se substituer aux architectes qui portent le projet localement, mais de venir en appui. J’espère que nous aurons l’occasion de continuer à échanger avec eux et que cet atelier aura permis de débloquer des situations, mais cela va prendre du temps. Concernant l’actualité de l’agence, le fil rouge de nos travaux est l’adaptation des territoires au changement climatique, notamment à travers la question de l’eau. Par exemple, nous avons en ce moment deux projets pour la ville du Havre, le premier pour adapter un quartier existant, au risque de submersion marine ; le second pour requalifier un secteur du front de mer, très attractif du point de vue touristique.
Baptiste Manet : Avec l’atelier d’Hammam-Lif, nous avons travaillé sur l’héritage patrimonial et la revitalisation de bâtiments aujourd’hui inoccupés. Nous nous intéressons beaucoup à la question de la transformation, de la mutation du patrimoine bâti. Aujourd’hui, dans un moment où, d’ici dix ou quinze ans, nous n’aurons quasiment plus droit de construire, nous portons une attention particulière à l’existant et tentons de déplacer la notion de patrimoine bâti du Monument Historique vers le patrimoine ordinaire. Cette approche est centrale dans nos travaux.
Parallèlement, nous élaborons un livre qui installe une conversation entre la production des cinq premières années de pratique de l’agence, une collection de photographies saisies dans les contextes d’intervention et des écrits sur la nécessaire position médiane de l’architecte dans la société entre le haut et le bas, entre les concepts et les percepts. Il devrait sortir en début d’année prochaine.
Organisé par le Ministère de la culture, le concours Albums des Jeunes Architectes et Paysagistes (AJAP) et Autres Voies de l'architecture vise à faciliter l’accès des jeunes professionnels à la commande et à la reconnaissance du monde de l’architecture et du paysage en France et à l’international.
Pour la valorisation des AJAP 2023, l’Institut français propose, en collaboration avec le Ministère de la Culture et le mécénat de la Caisse des Dépôts, un film présentant les 24 lauréats.