Jay Pather
Jay Pather est chorégraphe, artiste multimédia, programmateur de festivals et écrivain. Il est également professeur à l'Université du Cap où il dirige l'Institut des arts créatifs. Programmateur de l'Afrovibes Festival à Amsterdam, d’Infecting the City Festival et de l'ICA Live Art Festival au Cap, co-commissaire de Body Image Movement à Madrid et de Spier Light Art au Cap, il est l'un des experts spectacle vivant qui travaillent sur la programmation de la Saison Africa2020.
Mis à jour le 05/06/2020
2 min

Vous gérez deux festivals au Cap, tous deux organisés par l'Institut des arts créatifs de l'Université du Cap : le Live Art Festival et Infecting The City. Pourquoi ces deux festivals ?
Au Cap, et plus généralement en Afrique, la possibilité de voir des œuvres d’art est largement déterminée par la ségrégation et les conséquences de l’apartheid sur la topographie de nos villes. Le festival Infecting the City, lancé en 2007 en réponse à cette situation, a été conçu comme un moyen d’attirer des spectateurs en faisant entrer le spectacle vivant dans l'espace public.
Les artistes avec lesquels nous travaillons dans le cadre du Live Art Festival peuvent prendre autant de risques créatifs qu'ils le souhaitent. Cela leur permet de poursuivre une approche non commerciale de la création artistique et d’explorer réellement les complexités de la politique, du contexte social et des réformes dont ils souhaitent discuter, et ce sans avoir à divertir ou à attirer un public nombreux.
Comment combinez-vous ces deux festivals avec vos activités au sein l'Institut des arts créatifs ?
Ils se complètent bien. L'Institut des arts créatifs s'articule autour de deux axes : l’un concerne le spectacle vivant et l'autre le vaste sujet des sphères publiques. L'un de nos principaux objectifs est d’introduire dans la sphère publique le travail académique et la recherche que nous menons. Nous le faisons par le biais de conférences, de séminaires, de publications et d'autres événements impliquant la participation du public, notamment ces festivals.
Y a-t-il des différences régionales dans le travail des artistes africains ?
C’est une situation à double tranchant. D’un côté, il est évident que l'Afrique est un continent si étendu que l'art ne peut pas le représenter dans son entier. Mais d’un autre côté, on retrouve un certain nombre de thèmes qui traversent l'art africain. La majeure partie de l'Afrique a été colonisée, il existe donc certaines similitudes évidentes qui se manifestent dans la manière dont chaque pays tente de récupérer son identité pour se la réapproprier. Nos processus communs sont passés des notions de colonialisme et de néocolonialisme, au post-colonialisme et enfin au « décolonialisme », et c'est quelque chose que nous partageons avec l’ensemble du continent.
Le décolonialisme est en effet un concept intéressant. Il remet le post-colonialisme en question, car il se penche à nouveau sur une époque où les pays s’étaient débarrassés de leurs tutelles extérieures, mais subissaient encore les ravages du colonialisme et de l'état d'esprit de l’oppresseur colonial. Donc le décolonialisme s’inscrit à la fois dans la continuité et en réaction avec la période post-coloniale : il nous permet véritablement de nous façonner une identité à partir de notre propre culture, tout en nous rappelant comment construire la modernité sans conserver le poids du passé. Cette idée traverse tout le continent africain.
Quels sont les thèmes, les questions spécifiquement abordés par le spectacle vivant africain aujourd’hui ?
La « crise » prédomine encore sous ses multiples formes. De nombreux artistes, comme Faustin Linyekula du Congo ou Boyzie Cekwana et Mamela Nyamza en Afrique du Sud, réagissent aux mouvements sociaux de destruction et trouvent le moyen d'y répondre par l'art. Ce genre de travail pourrait prendre la forme de ce que l'on voit en matière de danse ou d’art contemporain en Europe ou aux États-Unis, où l’on peut assister à de bonnes œuvres, mais il comprend une part de crise qui n’est peut-être pas présente dans ces deux parties du globe.
D’autres artistes trouvent des moyens plus provocateurs d’aborder ces questions sociales de façon très disruptive. C'est ce genre de travail qui prédomine de plus en plus, notamment dans le champ du spectacle vivant ou de la performance. On peut citer par exemple Jelili Atiku, Nora Chipaumire, Chuma Sopotele, Buhlebezwe Siwani, Oupa Sibeko ou encore le collectif iQhiya.
Ainsi, à bien des égards, l'irrationalité politique de notre époque engendre, en réaction, ces œuvres très disruptives qui refusent de prendre une forme plus traditionnelle. Les mêmes concepts sont également présents dans des œuvres plus traditionnelles.
L'Afrique du Sud a grandement contribué au théâtre contemporain à l'échelle internationale. La Handspring Puppet Company, basée au Cap, a créé les chevaux-marionnettes qui figurent dans la pièce War Horse, primée et acclamée par la critique. Y aurait-il d’autres exemples à mettre en avant ?
Dans le domaine du spectacle vivant, ce ne sont pas les grandes œuvres qui manquent. Nous avons des écrivains comme John Kani, qui a également joué dans le film Marvel Black Panther, et Nadia Davids, qui a enseigné à la Queen Mary University of London et a présenté son œuvre, What Remains, en avant-première aux Pays-Bas. Et il y a aussi des chorégraphes comme Gregory Maqoma, Neli Xaba et d'autres, qui font des œuvres plus radicales. Certains artistes vont plus loin et allient performance et arts visuels, comme Tracey Rose, dont le travail de projection vidéo TKO figure dans la collection de la Tate.
Ainsi, même si on part de quelque chose d’assez traditionnel avec War Horse, le spectre artistique s’étend jusqu'à des œuvres extrêmement expérimentales qui se confrontent au contexte politique actuel.
Quels seront les défis, à votre avis, pour le développement du spectacle vivant en tant que genre artistique en Afrique ?
Je pense que, parce que le spectacle vivant n'est pas quelque chose que l'on peut emballer et vendre, à cause de son aspect éphémère, il est très difficile à soutenir au niveau économique. Ainsi, la question de l’archivage et de la présence continue a été l'une des raisons du lancement du Live Art Network Africa (LANA) au Cap en février 2018. Dans les pays qui produisent des artistes, beaucoup d’infrastructures politiques et financières ne sont pas en mesure de les soutenir.
À ce titre, beaucoup doivent se tourner vers l'Europe ou les États-Unis pour survivre, et nous voulions en faire davantage pour aider les artistes à travailler ici, en soutenant cette forme d'art de manière plus permanente. Cette initiative que nous lançons avec LANA ne vise pas seulement à aider les artistes, mais aussi à en apprendre davantage pour permettre une plus grande durabilité sur l’ensemble du continent. C'est évidemment une bonne chose pour le monde entier, et pas seulement pour l'Afrique.

Jay Pather est l'un des experts sectoriels de la Saison Africa2020, au côté de la commissaire N'Goné Fall.
Initiée par Emmanuel Macron, le Président de la République française, la Saison Africa2020 se déroulera sur tout le territoire français (métropole et territoires ultra-marins) de début décembre 2020 à mi-juillet 2021. Elle sera dédiée aux 54 États du continent africain. En savoir + sur la Saison Africa2020
Voir le site de la Saison Africa2020