Jean d'Amérique
Jeune poète et écrivain haïtien, Jean d'Amérique a créé une œuvre sensible où il écrit des textes puissants sur notre société. Il revient sur sa découverte de la littérature et sur sa manière d'envisager, aujourd'hui, la création artistique.
Mis à jour le 22/11/2021
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Après des études de philosophie et de psychologie, vous avez décidé de vous consacrer à l'écriture. Comment avez-vous découvert la littérature et à quel moment avez-vous commencé à écrire ?
Je suis entré dans la littérature, dans la poésie, par la porte du rap. Lorsque j'étais adolescent, j'ai découvert le rap en Haïti durant son âge d'or entre 2005 et 2008. À ce moment-là, en arrivant à Port-au-Prince, j'avais onze ans, et cela m'a poussé à écrire mes premiers textes. J'y ai retrouvé un reflet de ma condition sociale, qui passait à travers ces textes que j'écoutais. J'habitais dans un quartier populaire, très précaire, et je voyais ces jeunes rappeurs sur le devant de la scène : cela me donnait un réel message d'espoir. Puis, des professeurs de lettres ont croisé mon chemin et m'ont ouvert la porte des livres. J'ai connu des auteurs qui m'ont fasciné comme Frankétienne, René Depestre ou Aimé Césaire et j'ai ressenti la possibilité de trouver refuge dans les mots. En écrivant, j'ouvrais une fenêtre et je pouvais envisager un autre monde.
Originaire d'Haïti, vous vivez aujourd'hui entre votre pays natal et Paris. Pouvez-vous revenir, en quelques mots, sur votre parcours ?
À l'époque de mon premier livre, j'ai été régulièrement invité en France pour des résidences ou des lectures. Après beaucoup d'allers-retours et à force de sollicitations, mon travail artistique m'a amené à vivre ici le plus souvent. Ces deux dernières années, je commence à ressentir cette situation d’être ailleurs comme une sorte d'exil, parce qu'il est compliqué de retourner en Haïti quand je le souhaite. La crise sanitaire a représenté un frein et, maintenant, la situation politique devient très tendue là-bas alors que l'insécurité grandit de jour en jour. J'ai toujours vécu le fait d'être ailleurs comme une possibilité d'ouvrir mes fenêtres à d'autres vents, d'autres cultures, d'autres manières de penser et de voir le monde. Néanmoins, il y a un certain ancrage qui demeure par rapport à mon pays, car je porte en moi son imaginaire, et cela jaillit très souvent dans mon écriture. J'aime beaucoup ce terme de l'écrivain Jean-Claude Charles, l'enracinerrance, qui parle qui parle du fait qu’on peut être en errance dans le monde, en recherche perpétuelle de son identité, tout en étant enraciné dans quelque chose qui nous a façonné à la base.
À la fois écrivain, auteur de théâtre et poète, vous multipliez les supports d'écriture. Comment envisagez-vous votre travail d'après ces différents médiums ?
Pour moi, le point de départ reste la poésie. Même si je m'aventure dans d'autres genres littéraires, c'est toujours une quête poétique, que ce soit dans le théâtre comme dans le roman. J’ai une préoccupation certaine par rapport à la qualité de la langue qui va porter l’histoire que je raconte. Je ne suis toutefois pas enclavé dans une affaire de genres, je ne m'interroge pas sur la forme d'un texte (c’est-à-dire si c’est du théâtre, du roman ou autre chose) lorsque je commence à créer, j'écris sans m'en préoccuper. Je démarre souvent par des fragments et, au fur et à mesure, cela devient un véritable projet auquel je cherche à donner une forme précise. Mais, au tout début, je garde toujours une envie de poésie qui est, à mon sens, la matrice de la littérature.
À travers vos textes, vous racontez la réalité de notre monde avec un regard aiguisé tout en abordant des sujets forts. Imaginez-vous l'écriture comme un exutoire, un moyen de dénoncer notre inhumanité ou une manière de changer les choses ?
Je suis venu à l'écriture parce que je suis fâché avec ce monde dans lequel nous vivons. Je pense donc que j'écris en espérant le transformer, puisque je ne le trouve pas beau à voir. Le pouvoir que me donne l'écriture, c'est d'être capable de refuser ce monde tel qu'il est et d'en créer un autre. Je ne cherche pas de sujets pour écrire, ils s’imposent à moi, dans l’urgence. Je prends souvent cet exemple pour décrire l'acte d’écrire : quand on applique une lame dans une chair, le sang coule, et c’est pareil pour les mots, qui jaillissent d’un besoin viscéral de faire entendre mon cri. Au milieu de ce monde, je suis interpellé par un certain nombre de choses qui se passent autour de moi et qui m'amènent à écrire pour raconter mon époque. L'impact de la littérature et des mots peut prendre du temps mais il est certain. Notre manière de penser provient de ce que l'on consomme, et notamment de ce que l'on lit. Agir par les mots est un moyen d'aiguiser les consciences et d'espérer ce changement du monde.
Depuis 2019, vous avez créé le festival international Transe Poétique, avec le collectif Loque Urbaine, à Port-au-Prince. Est-ce important, à vos yeux, de soutenir les artistes haïtiens par cet intermédiaire ?
Durant mon parcours, j'ai souvent eu l'impression qu'il y avait plein de choses dont j'avais besoin et qui n'existaient pas dans mon pays. Donc j'ai tout de suite eu envie de créer un endroit sur place afin d'apporter un soutien à des artistes émergents. En Haïti, nous avons un rapport très fort à la poésie et beaucoup de jeunes rêvent d'écrire. Je me suis alors demandé quel type d'espace pourrait cristalliser ces énergies. En tant qu'artiste, je me vois d'abord comme un citoyen qui vit dans un milieu et qui a envie de participer à la construction de sa communauté. Il n'y avait pas de festival international dédié à la poésie donc je me suis dit que j'allais le mettre en place pour aiguiller tous ces jeunes et, ainsi, pouvoir leur donner un élan. Aussi, je pense qu’il est important de mettre en place dans mon pays des structures, des espaces de reconnaissance, car il faut que le monde passe par nous aussi. C’est une certaine façon de défier le fait qu’on soit toujours en périphérie. Plus que l’idée de juste créer un festival de poésie, il m’a paru pertinent de créer un festival de poésie en Haïti.
Vous êtes le récipiendaire du Prix RFI théâtre 2021 pour la pièce « Opéra poussière » où vous évoquez la résistance anticolonialiste, via l’héroïne haïtienne Sanite Belair. Pouvez-vous nous parler de ce texte et de la naissance de ce projet ?
En Haïti, nous connaissons très bien le nom de Sanite Bélair, mais très peu son histoire puisqu'elle n'est pas enseignée à l'école. C'est une jeune femme qui s'est engagée très tôt dans les combats anticolonialistes vers la fin du XVIIIe siècle et qui était au devant de la scène dans l'armée révolutionnaire haïtienne. Lorsqu'elle a été capturée en 1802, elle a refusé d'être décapitée comme cela était prévu pour les femmes et elle a fini fusillée, un sort qui était réservé aux hommes. Je trouvais que c'était un geste politique fort de réclamer, même devant la mort, le droit d'être traité comme un être humain, et pas simplement comme une femme. Je me suis interrogé sur la place de cette femme-martyre dans la mémoire collective aujourd’hui, je trouve qu’elle est plutôt sous-représentée. Je ne voulais pas en faire une biographie, mais plutôt m'inspirer de son histoire et de son parcours, en le reliant à notre époque. Dans la pièce, elle revient d'outre-tombe nous hanter sur les réseaux sociaux : c'est son odyssée pour réclamer sa place dans l'Histoire.
Vous animez régulièrement des ateliers d'écriture et donnez voix à vos textes sur scène. De quelle façon voyez-vous ce mélange entre écrit et oral, entre mots et paroles ?
Ayant grandi dans une ambiance d'oralité qui précède même l'écriture, je pense que l'écrit nourrit l'oral, et inversement. Dans mon enfance, les jeux étaient souvent traversés par des chants, des mots, du rythme. Avec la voix, c'est comme si nous donnions un autre habit aux mots, une autre force, plus charnelle. Je ne peux pas dire que j'écris pour être lu uniquement à voix haute mais je trouve que la performance donne toujours une dimension différente. En écrivant, j'imagine la voix qui accompagne le texte et cela me permet de trouver une sorte de musique intérieure dans les mots, une façon de composer les phrases, qui fait écho à cette musique. Dans le théâtre comme dans le roman, les personnages que je construis doivent être capables de déambuler dans l'espace public ou de se tenir dans une agora, avec le brasier du verbe sur les lèvres. Je les imagine clamer des mots, profèrer une parole ultime et urgente, qui doit passer par la voix.
Au cœur d'un monde chaotique où les choses ne cessent d'évoluer dans une atmosphère souvent anxiogène, d'où provient votre inspiration actuelle ? Sous quelle forme songez-vous à vos prochaines créations ?
Je n'aime pas l'idée d'inspiration car, pour moi, l'écriture fait partie du mouvement de ma vie. Je vis, je fais beaucoup de choses et, au cœur de tout cela, il y a le geste d'écriture, qui arrive à ce moment. Je ne cherche pas à écrire sur un sujet précis, je le ressens plutôt comme une transpiration, quelque chose qui me traverse.
Pour le moment, en terme de prochaine création, ce n'est pas encore très clair. J'ai beaucoup d’activités, d’événements par rapport à mes textes antérieurs, qui m’occupent. Mais j'ai toujours des choses en chantier. Je prends souvent des notes en fragments, elles n'ont pas encore de formes précises. Je dois réaliser quelques résidences d’écriture l’année prochaine, où j’espère me consacrer plus sereinement à ces projets.
En tant que partenaire du prix RFI Théâtre, l'Institut français accompagnera Jean d'Amérique dans plusieurs résidences d'écriture en 2022.
Jean d'Amérique a également bénéficié du soutien de "Des mots à la scène", fonds de production des écritures dramaturgiques contemporaines d'Afrique et des Caraïbes lancé par l'Institut français et financé par le ministère de la Culture.