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Jennifer Lufau

La première chose à faire est de mettre en avant des rôles modèles pour faire en sorte que plus de femmes noires s’intéressent au milieu du jeu vidéo.

Jennifer Lufau est fondatrice et présidente de l’association Afrogameuses, qui lutte contre le racisme dans le secteur du jeu vidéo et pour que les femmes noires y soient mieux représentées.

Mis à jour le 02/04/2021

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Jennifer Lufau
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Comment vous êtes-vous intéressée à l’univers du jeu vidéo ?

Pendant mon enfance au Bénin, je fréquentais un cybercafé où j’allais tous les jours en rentrant de l’école. Cet endroit plein d’ordinateurs m’intriguait, et c’est comme ça que j’ai découvert le premier Prince of Persia. Au cours de mon adolescence, j’ai ensuite développé une appétence pour les jeux en ligne. L’aspect collaboratif, le fait de pouvoir discuter et de sociabiliser avec des personnes partout dans le monde me plaisait particulièrement.

Comment est venue l’idée de créer Afrogameuses ?

Ce n’était pas tant par rapport aux gens que je rencontrais dans ce milieu, mais plutôt par rapport à ceux que je ne rencontrais pas. Outre le fait d’être joueuse, je ne voyais pas vraiment d’autres femmes qui me ressemblaient. J’avais l’impression qu’on me renvoyait à l’idée que j’étais une sorte d’anomalie : déjà par le fait d’être une femme, et aussi par le fait d’être noire. J’ai longtemps cru que les femmes noires étaient absentes de l’univers du jeu vidéo, ce qui n’était pas le cas. J’ai donc eu envie de rencontrer d’autres femmes dans ma situation, et nous avons échangé autour de nos expériences respectives. Nous avons ensuite naturellement créé l’association Afrogameuses, car nous avions envie, à notre échelle, de faire quelque chose pour remédier à cette invisibilisation. 

Afrogameuses s’adresse aux femmes noires et joueuses et articule la lutte contre le sexisme et la lutte contre le racisme - on parle d’une approche féministe intersectionnelle. Pourquoi ces deux luttes sont-elles indissociables ?

Si certaines personnes subissent le racisme, et d’autres le sexisme, il faut aussi se rendre compte qu’une partie de la population subit les deux en même temps. On n’en parle pas assez. Notre approche est afroféministe, dans le sens où le féminisme, à l’origine, n’a pas été pensé pour les personnes racisées, et ne poursuit donc pas les mêmes objectifs. Être noir est un marqueur social qui s’ajoute au fait d’être une femme, et c’est quelque chose qui fait la différence aujourd’hui, dans le monde entier.  

Quelles sont les activités principales d’Afrogameuses ? Quels rôles jouent ses membres ?

Nous travaillons autour de quatre axes. Tout d’abord, améliorer la représentation des personnes racisées dans le monde du jeu vidéo. La première chose à faire est de mettre en avant des rôles modèles pour faire en sorte que plus de femmes noires s’intéressent à ce milieu, que ce soit pour y travailler ou pour « streamer » (un « streamer » diffuse et anime des sessions de jeu en ligne devant une audience). Il est important qu’elles puissent se projeter dans ce monde. Ensuite, informer et accompagner les membres de l’association dans leurs projets. Nous proposons notamment des ateliers de coaching, avec des professionnels qui viennent parler de leur métier. Le troisième axe, c’est de proposer un espace de soutien pour les personnes qui subissent des comportements toxiques, en créant un espace bienveillant d’écoute, notamment pour celles qui reçoivent des commentaires ou des agressions racistes en ligne. Le dernier axe, enfin, consiste à sensibiliser le grand public et les acteurs du secteur à travers des événements, des partenariats, ou encore des interventions auprès des étudiants qui seront les professionnels de demain.  

Nous voudrions réaliser une étude pour mieux mesurer la toxicité dans le monde du jeu vidéo. Il est important de réussir à quantifier les choses pour définir des pistes afin de lutter contre ce phénomène.

Afrogameuses accorde une attention particulière à la représentation des femmes noires dans les jeux vidéo. Pouvez-vous nous rappeler les principaux enjeux sur cette question ? 

Le monde du jeu vidéo est dominé par les hommes : à peu près 15% de femmes travaillent dans le secteur. Cela peut expliquer que les femmes y soient représentées de façon stéréotypée. Elles sont souvent hypersexualisées, même si les choses commencent petit-à-petit à changer, avec des personnages féminins qui deviennent plus intéressants. Les héroïnes noires sont encore soumises à des phénomènes d’exoticisation : elles apparaissent comme des objets sexuels fétichisés. Elles sont souvent déshumanisées, et dépeintes comme étant agressives, dénuées de sentiments. Elles n’ont pas de relations amoureuses avec d’autres personnages et se reposent avant tout sur l’usage de la force. On retrouve donc les mêmes préjugés que dans la vie de tous les jours. Elles n’ont d’ailleurs presque jamais le premier rôle, car c’est encore considéré comme un risque pour les studios et les investisseurs. Au niveau de la représentation physique, ces personnages sont aussi parfois mal conçus : les studios n’ont pas forcément les moyens d’investir dans des logiciels qui vont leur permettre de créer une image réaliste au niveau des cheveux, des coiffures afro, ou encore de la couleur de peau. Dans les jeux où l’on peut personnaliser son avatar, ces coiffures n’existent parfois pas du tout, où bien elles ne sont pas bien représentées.

Où en est-on aujourd’hui au niveau de la place des diversités au sein des studios de jeux vidéo ? La situation est-elle différente en France et à l’étranger ?

En France, il n’y a pas statistiques ethniques, il n’existe donc pas de chiffres pour évaluer la place des personnes racisées dans les studios, et c’est pour cela qu’une association comme la nôtre existe. Mais le schéma est assez universel : globalement, peu de minorités travaillent dans la tech. Il y a une vraie demande de la part des personnes racisées pour que les studios mettent en place des dispositions concrètes pour faire évoluer cette situation.

Pouvez-vous citer des exemples de jeux vidéo dont les personnages principaux sont racisés ?

Mon personnage préféré est Vella, dans le jeu Broken Age, une femme noire métisse, un personnage qui prend son propre destin en main et sort de ce cadre stéréotypé. C’est aussi le personnage principal du jeu, ce qui est assez rare. J’aime aussi Darcy Stern, dans Urban Chaos, une femme noire qui joue le rôle d’une policière, même si elle correspond à cette image d’agressivité trop souvent associée aux femmes noires. On voit aussi assez peu de personnages d’origine indienne ou pakistanaise. Il y a des exceptions, je pense au jeu Unknown 9 Awakening, qui n’est pas encore sorti, où le personnage principal, Haroona, est une petite fille indienne.

Quels sont vos projets pour 2021 ?

Nous voudrions réaliser une étude pour mieux mesurer la toxicité dans le monde du jeu vidéo, pas uniquement envers les femmes noires, mais envers toute personne étant susceptible d’être discriminée. Il est important de réussir à quantifier les choses pour définir des pistes afin de lutter contre ce phénomène. Nous voudrions aussi aborder le sujet du playtesting, la partie du développement d’un jeu où des professionnels testent le jeu pour l’améliorer. Il faudrait tout de suite obtenir des retours de la part des personnes concernées quand c’est adéquat.

L'Institut français et Jennifer Lufau

Avec Culturegamer.fr, l'Institut français propose une plateforme dédiée au jeu vidéo indépendant. Dans ce cadre l'Institut français donne la parole à des acteurs du secteur du jeu vidéo, comme Jennifer Lufau.

L'institut français, LAB