Joël Karekezi
Jeune réalisateur, scénariste et producteur rwandais, Joël Karekezi entraîne son spectateur à réfléchir sur l’absurdité de la guerre, mais aussi, et surtout, sur le pardon et l’espoir. La Miséricorde de la jungle, son deuxième long-métrage, vient de remporter l’Étalon d’Or, la plus haute distinction du FESPACO, le festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou.
Mis à jour le 10/05/2019
5 min
Vous avez commencé le cinéma d’une manière assez singulière. Comment et pourquoi vous êtes-vous tourné vers le 7e art ?
Enfant, j’avais déjà cette passion pour le cinéma. Je me souviens quand j’étais petit, avant même le génocide, il y avait une petite salle où on allait avec les autres enfants pour regarder les films qui y étaient projetés. Cette admiration pour le 7e art n’a cessé de croître en grandissant : j’ai regardé beaucoup de films, et puis j’ai eu l’envie, moi aussi, de pouvoir raconter des histoires, en particulier des histoires qui tentent de faire raisonner les gens. J’ai découvert le métier de réalisateur grâce à Internet alors que j’étais étudiant en biologie et en chimie. J’ai vu qu’il y avait des formations en ligne, avec l’école CinéCours au Canada, et je me suis lancé, à distance. Ensuite, en 2009, j’ai participé à une formation d’écriture avec une association, Maisha Film Lab, en Ouganda. C’est là que j’ai pu réaliser mon premier court-métrage, Le Pardon.
Un premier film que vous avez d’ailleurs adapté en long métrage sous le titre Imbabazi : Le Pardon, pour raconter la guerre que vous avez vécue, à travers l’histoire de deux anciens meilleurs amis. C’était important pour vous de témoigner, d’offrir ce regard rwandais sur le conflit ?
Parler du conflit au Rwanda était nécessaire pour moi. J’ai perdu mon père pendant le génocide alors que j’étais enfant, et quelques années plus tard, quand les génocidaires ont commencé à sortir de prison, nous nous sommes tous posés des questions. Moi-même je me suis demandé : « Si jamais je rencontre celui qui a tué de mon père : serais-je capable de lui pardonner ? ». J’ai donc commencé à écrire un scénario pour essayer de comprendre la nécessité du pardon et comment celui-ci peut se réaliser, comment cette étape peut se passer. Avec le court-métrage, je pouvais insuffler cette idée, mais j’avais besoin de pousser cette réflexion encore plus loin. Mon long-métrage, sorti en 2013, raconte ainsi l’histoire de deux amis qui ont grandi ensemble, l’un a perdu sa famille devant ses yeux, l’autre est génocidaire et sort de prison et revient dans son village. Peut-il être pardonné ?
Votre second film, La Miséricorde de la jungle, explore la question de la guerre du point de vue de deux militaires cette fois, tous deux en service pendant la deuxième guerre du Congo. Quel message avez-vous souhaité transmettre ?
Cette histoire m’a été inspirée par mon cousin, soldat lui aussi, qui s’est retrouvé perdu dans la jungle. Et c’est ce sujet de la confrontation avec l’immensité de la jungle que j’ai voulu aborder, avec toutes ses dimensions psychologiques. Le film retrace donc l’histoire de deux soldats qui se confrontent à leurs propres démons et sont poussés à faire des choix pour l’avenir. L’idée était aussi de questionner la guerre en général, son absurdité, d’une façon plus poétique et directe à la fois.
Vous avez filmé en pleine jungle – une jungle qui constitue un personnage à part entière du film. Comment s’est déroulé le tournage ?
Nous avons tourné pendant cinq semaines au cœur de la jungle « impénétrable » à la frontière de l’Ouganda, du Congo et du Rwanda. Il fallait porter tout le matériel avec nous, et je me souviens surtout d’avoir marché, marché, marché pendant des heures ! Plus de 80% de l’équipe était locale : Ougandais, Rwandais, Maliens… On a tous quelque chose à dire sur la guerre, on avait tous envie de raconter cette histoire. C’était très important de nous investir pour ça : il fallait que la jungle soit un personnage, qu’elle soit vivante. Son rôle dans le film est essentiel : elle voyage en même temps que le duo principal, elle confronte les personnages entre eux, et les pousse à s’interroger sur eux-mêmes.
Vous venez de recevoir le très prestigieux Etalon d’Or du FESPACO et l’acteur Marc Zinga celui du meilleur interprète pour son rôle du sergent dans le film. Qu’est-ce que ces deux prix représentent pour vous ?
C’est quelque chose de grand pour moi, mais aussi pour toute ma génération qui fait aujourd’hui du cinéma au Rwanda. C’est un prix qui démontre qu’on sait faire du cinéma, qu’on peut se débrouiller, et qui prouve à notre pays que le cinéma est nécessaire. Ce n’est pas la fin, ce n’est que le début !
Le film a été diffusé au Rwanda. Comment a-t-il été reçu ?
La salle était pleine, il y a eu beaucoup d’émotion. Les récits de mes films sont universels, celui-ci ne fait pas exception : il est destiné à tous les publics, tous les âges, Rwandais ou non, car tout le monde est concerné. Il y a malheureusement des guerres partout. J’aimerais que les gens qui se trouvent dans les pays aujourd’hui en paix puissent le voir. L’absurdité de la guerre, ce que vivent les gens – même après –, tout le monde devrait s’y intéresser. Ce serait magnifique si ce film pouvait être diffusé dans des universités, des écoles, des villages., s’il pouvait devenir une œuvre didactique, pédagogique. Les gens regardent souvent des films qui glorifient la violence, la haine ; ils grandissent en aimant ce genre de films. Je pense que le cinéma peut être utilisé autrement, positivement, dans une démarche d’interrogation et de compréhension.
Jusqu’à présent, vous avez fait le choix de la fiction. Pourriez-vous vous tourner vers le documentaire?
Je finis justement la post-production de mon premier documentaire, qui reprend le sujet de mon premier film. À l’époque, nous avions fait une série de portraits de génocidaires et de rescapés qui s’étaient retrouvés pour se pardonner. Nous avions beaucoup échangé. Ce documentaire reprend ces témoignages, toujours dans cette démarche qui cherche à aller vers une meilleure compréhension mais aussi dans cette nécessité d’aller vers le futur, auquel le pardon est lié : tout ce qu’il s’est passé, on ne peut pas l’oublier, mais on est obligé de vivre ensemble pour le bien de nos enfants et de la nouvelle génération.
The Mercy of the Jungle, de Joël Karakezi, a été soutenu en 2013 par La Fabrique Cinéma de l'Institut français, ainsi que dans le cadre de l'Aide aux cinémas du monde en 2015.
La Fabrique Cinéma accompagne de jeunes cinéastes de pays du Sud pour faciliter leur insertion sur le marché international du film.
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