Jörn Cambreleng
Lui-même traducteur pour le théâtre et l’édition, Jörn Cambreleng dirige depuis 2009 l’Association pour la promotion de la traduction littéraire (ATLAS) qui administre le Collège international des traducteurs littéraires d’Arles (CITL).
Mis à jour le 29/05/2020
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Vous dirigez au sein du Collège international des traducteurs littéraires d’Arles un programme intitulé « La Fabrique des traducteurs ». La traduction est donc une véritable construction de l’esprit ?
Le Collège des traducteurs est né de la volonté de transmettre un savoir-faire et de former de nouvelles générations de traducteurs dont on a pu constater qu’ils manquaient particulièrement dans certaines langues. Le titre du programme est volontairement ambigu : les participants se définissent eux-mêmes tantôt comme des « fabriqués », tantôt comme des « fabricants ». Dans certains cas, ils arrivent traducteurs ; dans d’autres, ils le sont en repartant. Supposer qu’il y aurait une part d’inné dans le métier de traducteur nécessiterait de définir une date de naissance du traducteur. Comme on entre en littérature, on entrerait en traduction à partir d’un évènement fondateur. Mais, en réalité, cette naissance ne peut advenir que sur la base de pré-requis, notamment la maîtrise de deux langues – particulièrement la langue d’arrivée. Il faut avant tout une appétence particulière pour cette opération de l’esprit, complexe et toujours inachevée qu’est la traduction.
Vous privilégiez une approche basée sur les échanges internationaux et la création de binômes de traducteurs. Cette méthode est-elle particulièrement fructueuse ?
L’idée première est de permettre une situation de travail rare – sans doute la plus fertile qui soit – dans laquelle on a, à ses côtés, un locuteur natif de la langue du texte que l’on a à traduire. Ce travail en binôme permet d’échanger sur mille questions, d’accéder à tous les implicites culturels, à toutes les nuances des registres de langue. Comme une sorte de dictionnaire vivant – mais bien plus performant qu’un simple dictionnaire ! Une autre vertu est apparue avec ce mode de travail : en aidant l’autre à traduire vers sa langue, on apprend énormément sur la sienne. Travailler entre pairs ou avec des aînés permet de partager des stratégies de traduction, de se poser les bonnes questions, voire de remettre en question le métier même de traducteur et ainsi de le faire évoluer.
Quelle place occupent aujourd’hui les traducteurs dans le paysage littéraire ?
Tout dépend de la place que les traducteurs parviennent à se faire, et aussi des langues concernées. Quand il s’agit de langues très diffusées, comme l’anglais ou l’allemand, le traducteur n’est presque jamais à l’initiative de la traduction : les droits s’échangent entre éditeurs et sa responsabilité est très peu engagée. Dans d’autres champs linguistiques, comme l’arabe par exemple, les traducteurs ont au contraire un rôle actif : leurs propositions sont à l’origine de nombreuses traductions car les éditeurs s’en remettent à leurs avis pour enrichir leurs catalogues.
Nous voyons apparaître de plus en plus de re-traductions d’œuvres littéraires. Ces nouvelles traductions ont-elles une réelle valeur ajoutée ?
À mes yeux, la multiplication des re-traductions est plutôt une bonne chose ; certains éditeurs, soucieux de rentabiliser leur investissement dans une traduction, n’en diraient peut-être pas autant. Le principal argument qui est avancé pour justifier une re-traduction est le dépoussiérage. À y regarder de plus près, je pense pouvoir affirmer, non sans une certaine provocation, que la poussière est parfois difficile à trouver… Je me souviens d’un exercice de comparaison à l’aveugle de différentes traductions de The Great Gatsby de F. Scott Fitzgerald : celle qui paraissait la plus contemporaine était finalement une traduction des années 1950. En revanche, un écart temporel plus grand entre deux traductions permet de changer son positionnement : en adoptant une langue très contemporaine, on peut substituer le lecteur-spectateur d’aujourd’hui à celui d’hier, ou au contraire, le placer dans une situation d’historicité en lui donnant à entendre exactement ce qu’entendait le lecteur-spectateur d’hier. D’un point de vue purement intellectuel, je considère que la multiplication des lectures d’une œuvre constitue un enrichissement. Je suis convaincu qu’il faut tout traduire, et plusieurs fois.
Est-ce plus difficile de traduire un auteur de son vivant ?
C’est une grande responsabilité de traduire. Le faire sous le regard de l’auteur n’est pas toujours simple. On a tout intérêt à créer une relation de confiance avec lui et à manier les questions avec prudence pour que cela soit fructueux. Une proximité intellectuelle est indispensable dans le cas de certains auteurs dont les textes regorgent de citations cachées. Je pense notamment à Un monde à portée de main de Maylis de Kerangal, qui exige une grande érudition en français. La romancière s’intéresse d'ailleurs beaucoup à la question de la traduction et va jusqu’à décrire son écriture comme la traduction en français de quelque chose qui préexisterait au langage. Son dernier roman fournira pour ATLAS la matière d’un premier atelier d’un nouveau genre, que nous avons baptisé « L’Auberge du lointain » en reprenant la métaphore utilisée par Antoine Berman pour évoquer la traduction. Il réunira l’auteure et sept de ses traducteurs en juin 2019.
La mondialisation et les nouvelles technologies ont-elles infléchi le métier de traducteur ?
La multiplication des échanges internationaux aurait pu entraîner une sollicitation accrue des traducteurs – qu’ils soient littéraires ou pragmatiques. Pourtant l’automatisation, comme partout ailleurs, arrive à grands pas et tend à faire disparaître une bonne partie du travail humain. Si les méthodes statistiques ne menaçaient que très peu le métier de traducteur, la traduction neuronale, apparue il y a quelques années et basée sur l’intelligence artificielle, offre des résultats spectaculaires, même si les résultats sont pour l’instant inexploitables en traduction littéraire. C’est pourquoi nous créons cette année à ATLAS, avec l’aide de traducteurs, de linguistes et d’experts en intelligence artificielle, un observatoire de la traduction automatique. Ses premiers résultats seront présentés aux Assises de la traduction littéraire au mois de novembre. Le traducteur doit avoir conscience de ces enjeux pour les utiliser à son avantage. S’il parvient à asservir la machine plutôt que d’être asservi par elle, il aura préservé son rôle de créateur.


Le Collège international des traducteurs littéraires d’Arles et ses ateliers – dernièrement La Fabrique des traducteurs français / anglais (19-23 mars 2019), Atelier Vice-Versa à Florence (7-14 mai 2019), Atelier « L'Auberge du lointain » rassemblant des traducteurs en anglais, arabe, catalan croate, finnois, italien et roumain (3-6 juin) – bénéficient du soutien de l’Institut français.
Par ses programmes d'appui à la traduction, l'Institut français participe à la diffusion de la littérature de langue française dans le monde entier.