Justine Emard
Née en 1987, la plasticienne Justine Emard s’est très tôt emparée de la réalité augmentée et de l’intelligence artificielle pour créer des vidéos, installations et performances. Actuellement exposée en France, aux Pays-Bas, en Corée du Sud, au Japon et en Nouvelle-Zélande, elle revient sur son intérêt pour la technologie, sur les questions qu’elle soulève et ses projets à venir.
Mis à jour le 08/06/2021
10 min
Quelle a été votre formation, tant au niveau artistique que technologique ?
J’ai toujours voulu être artiste. Intéressée par l’image, sa reproduction, ses mécanismes, j’ai étudié aux Beaux-Arts. J’ai d’abord travaillé autour de l’image fixe et de l’image en mouvement – jusqu’à son immatérialité – ce qui m’a conduite aux technologies de l’image, et à tout ce qui relève de la simulation de la réalité. C’est au cours de résidences que j’ai réellement découvert le monde de l’informatique, notamment en 2010, où j’ai participé à une résidence expérimentale dans un centre de réalité virtuelle. Là, j’ai voulu apprendre à coder, pour mieux pouvoir m’emparer de ce monde-là, et également avoir un regard critique. Cette immersion dans le monde de l’informatique et des nouvelles technologies a été totale. C’est là que j’ai découvert toute l’étendue des moyens qui permettent de simuler la réalité.
Pourriez-vous nous parler de Screencatcher (2011), votre première œuvre en réalité augmentée ?
Le titre fait référence aux dream catchers des indiens Navajos. Cette œuvre a été pour moi un moyen d’aborder un onirisme numérique, né de l’idée d’insérer une image dans un paysage, qui m’a été inspirée des cinémas de plein air qu’on trouve aux États-Unis… Je voulais activer ces écrans, qui sont comme des mondes imaginaires dans lesquels on va entrer. J’ai aussi été influencée par le concept d’hétérotopie cher à Michel Foucault – ces espaces concrets qui hébergent un imaginaire. La réalité augmentée me permet de faire dialoguer le réel et le virtuel dans l’espace du dessin. L’écran prend vie, s’anime devant nous. Par le biais de la projection, il nous fait entrer dans l’image.
Le dessin et la photographie ne sont pas toujours partie prenante de l’œuvre finale, mais sont parfois, dans votre travail, des premières étapes…
Le dessin et la photo sont une façon pour moi d’entrer en dialogue, d’accéder à certains univers. L'image m’aide à comprendre ce que j’ai envie d’approcher et peut aboutir à des œuvres de recherche – comme Erika, film que j’ai réalisé en 2016 et qui n’était initialement pas destiné à être montré, même si j’ai finalement accepté qu’il soit projeté au BAL à Paris pour un cycle de cinéma autour de l’exposition En suspens en 2018, car l’équipe a su me convaincre. Dans ma pratique, il y a des productions qui m’aident à avancer, et des œuvres que je vais vraiment montrer.
Vous travaillez également avec différents corps de métiers du monde de la scène, comme des musiciens (Parade for the End of the World en 2016, Heavy Requiem en 2019) ou des chorégraphes (Dance Me Deep en 2020). Quelle place occupe la performance dans votre démarche ?
La performance m’a permis de me confronter à l’image sur scène et de travailler avec le spectacle vivant. Ce qui est beau, c’est que l’œuvre se fait dans un moment, un instant : cette question du temps m’intéresse. En 2016, la performance Parade for the End of the World, réalisée avec Keiichiro Shibuya et Jérémie Bélingard, était une façon d’aborder la question de l’art total en réinterprétant le ballet Parade dont Pablo Picasso avait réalisé le rideau de scène. Je voulais aborder l’image dans sa temporalité, et mettre en scène ma pratique, la faire évoluer sous les yeux du spectateur. Pour Dance Me Deep (2020), un bras robotique imprime les rêves de la performeuse. Ce qui pose de nombreuses questions : comment mettre en scène une technologie de la performance ? Comment montrer, comment permettre ce processus devant les spectateurs ? C’est une autre manière de travailler, dans un espace-temps donné, et de traiter cette question du « présent ».
La rencontre – et ce qu’elle comporte d’inattendu – est au cœur de votre travail, et notamment de l’œuvre vidéo Co(AI)xistence (2017) présentée au FRAC Franche-Comté. Qu’est-ce qui vous a inspiré l’idée d’une rencontre entre un robot et un être humain ?
Au-delà de la rencontre, c’est surtout l’altérité qui m’intéresse. Ce que j’aime dans cette idée, c’est qu’elle s’applique à plusieurs mondes : un individu, une intelligence, une chose, une pierre, un fragment… tout ce qui est en dehors de soi. Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’IA, c’est la question de l’autonomie, des systèmes autonomes, qui m’a passionnée. Par exemple, en 2009, j’ai travaillé avec des générateurs de textes et des générateurs de philosophie automatiques. Je me suis rendu compte que la question du corps était peu abordée, donc j’ai voulu travailler avec cette question de l’incarnation, du dialogue avec l’autre. J’ai réalisé cette expérience scientifique en orchestrant une rencontre entre le danseur Mirai Moriyama et Alter, un robot animé par un système autonome qui génère les mouvements en temps réel. Il est fascinant de voir que ces deux entités peuvent apprendre l’une de l’autre. Il est ici question d’échange, de dialogue, par le verbe et par le corps. Pour les scientifiques, c’était aussi une expérience. D’ailleurs, il arrive que mes œuvres soient présentées dans des conférences scientifiques.
Quels sont vos futurs projets liés à l’intelligence artificielle ?
Je développe un projet autour de la vision des machines, l’origine des images et notre perception du monde. J’ai travaillé à partir de captations d’environnements, avec des scanners 3D qui peuvent transmettre des données en temps réel. Ces images en trois dimensions nous plongent dans un autre espace : comme si on était un fantôme et qu’on pouvait se déplacer. J’ai toujours eu cette recherche autour du médium : créer quasiment un médium sur mesure pour développer une œuvre.
Le travail de Justine Emard sera présenté lors de Novembre Numérique 2020, mois des cultures numériques piloté par l'Institut français.
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