Les enjeux du livre en Tunisie : regards croisés entre Yamen Manaï et Élisabeth Daldoul
L’auteur Yamen Manaï, dont le dernier roman Bel Abîme vient de recevoir plusieurs prix, revient avec son éditrice Élisabeth Daldoul sur les enjeux que rencontre le monde du livre en Tunisie. Cet entretien s’inscrit dans le cadre du programme Livres des deux rives, porté par l’Institut français, qui vise à soutenir le dialogue entre les sociétés civiles des rives Nord et Sud de la Méditerranée par des actions de coopération autour du livre.
Mis à jour le 16/03/2023
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Élisabeth Daldoul, pourriez-vous revenir avec nous sur la genèse des éditions Elyzad, et sur le chemin parcouru depuis bientôt deux décennies ?
Élisabeth Daldoul : J’ai créé les éditions Elyzad à Tunis en 2005, sous la dictature de Ben Ali, à un moment où les Tunisiens étaient asphyxiés intellectuellement. Il nous fallait trouver de nouvelles formes d’expression, et c’est ma rencontre avec un écrivain en particulier, Ali Bécheur, qui m’a poussée à éditer un premier texte, Tunis Blues. Vingt ans plus tard, Elyzad poursuit son chemin, avec dans son catalogue de nombreux auteurs confirmés qui ont gagné en visibilité au fur et à mesure des publications. Je pense notamment à Yamen, dont le premier texte, La marche de l’incertitude, est paru en 2008. Aujourd’hui, nous accompagnons son quatrième roman. Il est très important pour nous de cheminer avec les auteurs sur la durée.
Comment avez-vous découvert l'œuvre de Yamen Manaï et que vous a-t-elle inspirée ?
Élisabeth Daldoul : J’ai rencontré Yamen à travers son premier texte, La marche de l’incertitude, qui m’avait complètement séduite. J’aimais sa voix, très fraîche et pleine de vérité, sans détournements. La force de ses textes, c’est que chaque nouvel ouvrage me surprend, c’est donc un vrai bonheur pour une éditrice.
Yamen Manaï, vous avez débuté il y a plus de dix ans votre carrière d’écrivain aux côtés d’Élisabeth Daldoul. Comment envisagez-vous tous les deux la relation qui unit un auteur et son éditrice ?
Yamen Manaï : J’ai rencontré Elisabeth en marge de la Foire du livre de Tunis, et j’ai trouvé en Elyzad le partenaire idéal car j’avais avant tout envie de publier et d’être lu en Tunisie. Comme le disait Elisabeth, il existait alors dans le pays une forme de désamour pour les choses de l’esprit. J’avais envie, comme le disait Confucius, d’allumer une bougie au lieu de maudire les ténèbres. A travers les différents auteurs de leur catalogue, les éditions Elyzad permettent à de nombreuses voix tunisiennes de s’exprimer, aussi bien au niveau local qu’international. Au-delà des questions de diffusion, l’exigence de cette maison d’édition m’a aussi permis de grandir littérairement, en travaillant étroitement avec les deux éditrices d’Elyzad, Elisabeth et Vanessa Pécastaings, pour franchir plus facilement le pas qui sépare un manuscrit prometteur d’un livre puissant.
Votre dernier roman, Bel Abîme, a été récompensé du Prix de la littérature arabe 2022 et du Prix Orange du Livre en Afrique 2022. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Yamen Manaï : Ce qui compte avec ses prix, c’est surtout qu’ils permettent de faire vivre les livres, et de sortir un peu de l’ombre médiatique auxquels ils sont souvent cantonnés. Les auteurs comme moi ont en fait assez peu d’espaces où exister en dehors des médias spécialisés. Les prix ne sont de toute façon jamais les véritables moteurs des écrivains et des éditeurs. Le véritable prix, ce sont les retours des lecteurs et des libraires. Briser le plafond de verre et être considéré comme une littérature à part entière, dont le sens et la vérité dépassent le fait qu’elles émanent d'un endroit en particulier, est un long parcours. Les prix représentent donc la partie émergée de l’iceberg. Les prix qui sont décernés aux auteurs francophones sont en fait comme un arbre qui cache la forêt, car il existe de très nombreux auteurs qui mériteraient tout autant que moi d’être mieux reconnus et mieux distribués.
Pouvez-vous nous raconter comment vous est venue l’envie de raconter cette histoire, et les conditions particulières dans lesquelles vous avez rédigé ce roman ?
Yamen Manaï : J’étais en effet en train de travailler sur un autre manuscrit, qui n’avait rien à voir avec la Tunisie et son contexte politique. Mais tout à coup, j’ai vu ces scènes de violence au sein du Parlement tunisien qui m’ont bouleversé. Je me suis interrogé sur la place de la violence dans la société tunisienne, et sur le fait de savoir si ces élus qui se battaient dans l’Assemblée nous représentaient vraiment. Bel Abîme tente de répondre à cette question, en décrivant cette société patriarcale dont les ressorts sont encore mal connus. Déjà à l’époque de Ben Ali, on percevait la Tunisie comme un lieu paisible et prospère, ce qui était évidemment faux. Or pour moi, le rôle d’un écrivain est précisément de « dénuder les chimères », comme le disait Diogène, de briser les tabous et d’imposer certains thèmes difficiles. Bel Abîme est un texte court, que j’ai écrit en très peu de temps, pris dans un tourbillon d’émotions, et à travers lequel j’ai exprimé la voix brute d’une jeunesse tunisienne qui est sans cesse dénigrée.
Quel est votre diagnostic sur l’état actuel de l’édition en Tunisie et au Maghreb, et plus largement sur la diffusion de la littérature contemporaine dans cet espace ?
Élisabeth Daldoul : Depuis quelques années, on a vu naître en Tunisie beaucoup de clubs de lecture, ce qui est toujours un signe encourageant. Cette énergie apparue en 2011, cette appétence pour la littérature perdure, comme en témoigne l’ouverture en 2022 de deux grandes librairies à Tunis. Mais la culture a du mal à s’exporter en dehors de la capitale. Malgré cela, je note une dynamique dans le monde du livre, avec la présence de plusieurs maisons d’édition, même si cela n’est pas toujours facile et que cela demande beaucoup de courage aux acteurs concernés. Au niveau institutionnel, en revanche, c’est un véritable bouleversement qui serait nécessaire pour que le livre fasse partie intégrante de l'éducation des jeunes. Sans véritable politique du livre, la profession d’éditeur ou d’auteur reste très fragile.
Dans quelle mesure le projet Livres des deux rives vous semble-t-il ouvrir des perspectives en la matière ?
Élisabeth Daldoul : Cela renforce évidemment le dynamisme et l’envie de publier, car les éditeurs, qui sont très demandeurs, ont largement participé à ce programme. Cela permet donc d’enrichir les catalogues, de les diversifier, de publier des textes plus exigeants, par exemple à travers la co-édition. C’est donc un programme précieux, mais qui ne saurait se substituer à la mise en place d’une vraie politique sur le sujet, à une échelle nationale. Il faut aussi que les livres puissent circuler au niveau du pays, et dans ce domaine nous faisons encore comme nous le pouvons, en fonction de nos moyens.
Yamen Manaï, vous avez participé aux rencontres professionnelles organisées dans le cadre du projet Livres des deux rives en mars 2022 : que retenez-vous des enjeux de traduction entre le français et l’arabe et quelle perception avez-vous de la circulation de vos œuvres entre les deux langues et les deux rives de la Méditerranée ?
Yamen Manaï : L’analyse que je fais de ma condition d’auteur qui écrit en français, c’est que l’on écrit principalement pour être lu. Le bonheur, comme on dit, n’est complet que lorsqu’il est partagé. Malheureusement les éditeurs dans l’espace arabophone rencontrent de nombreuses difficultés. Le marché du livre pâtit de la situation géopolitique de certains pays du monde arabe.