Les lauréats de la Villa Kujoyama Simon Rouby et Native Maqari nous parlent de leur dernier projet
La pratique et la recherche de Simon Rouby et Native Maqari tournent autour de la migration et de l’expérience noire. Ils ont passé trois mois à la Villa Kujoyama, à Kyoto, pour comprendre le parcours de Yasuke, le premier samouraï non japonais. Leurs recherches ont donné naissance à leur dernier projet Détours d’un Quartier monde, réalisé en collaboration avec l’artiste Smaïl Kanouté. Le projet est exposé à l’ICI, l’Institut des Cultures d’Islam, jusqu’au 30 juillet 2023.
Mis à jour le 04/08/2023
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Vous avez tous les deux des parcours très différents. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Simon : Nous avons tous les deux fait du dessin et, pour ma part, j’ai également réalisé quelques films d’animation, mais nous nous sommes rencontrés grâce au graffiti, au moment où Native a quitté New York en 2004 pour venir à Paris. Lorsque nous travaillons ensemble, nous ne dessinons jamais vraiment. Il s’agit davantage d’un dialogue et c’est pourquoi nous avons tendance à revêtir le rôle de commissaires ou d’organisateurs pour mettre sur pied des collaborations.
Native : Simon a étudié la conception de films d’animation à Cal Arts et j’ai étudié la littérature comparative à New-York et au Caire. Nous avons tous les deux passé notre enfance à faire beaucoup de graffitis et, lorsque je suis arrivé en France, j’ai eu la chance de me retrouver à Belleville, à Paris, au cœur de ce mouvement. Un collectif avant-gardiste appelé 1984 était en train de se former et c’est comme ça que j’ai rencontré Simon.
Vous avez uni vos forces pour la première fois en 2017 dans le cadre d’un projet appelé Blackout. Pourriez-vous nous en dire plus sur la manière dont vous avez commencé à travailler ensemble ?
Native : Nous avions déjà travaillé ensemble sur plusieurs projets avec le collectif 1984, mais Blackout était notre première collaboration officielle et institutionnelle en tant que duo. Je participais à un projet pour le pavillon nigérian à Venise et, cette même année, Simon était à la Villa Médicis en tant que lauréat. Je venais de rentrer d’Espagne où j’aidais des réfugiés d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à traduire des documents administratifs. Le projet de Simon, Le Géant endormi, s’articulait également autour de ce sujet. Nous étions donc sur la même longueur d’onde. Nous savions ce que nous voulions exprimer ; il ne restait plus qu’à trouver comment l’exprimer. Blackoutest centré sur la main-d’œuvre bon marché et la migration ; des sujets qui étaient au cœur de l’actualité à l’époque en Italie.
Simon : Dans Blackout, nous avons physiquement effacé la Villa Médicis et quelques autres monuments dont les façades sont censées symboliser le pouvoir. Ma volonté était d’élargir le concept du cinéma, c’est-à-dire supprimer les sièges en velours rouge et même l’écran pour voir ce qui allait se passer. Il m’a paru évident d’expérimenter cette projection massive sur la Villa Médicis, qui l’a symboliquement effacée pour mieux révéler son véritable symbolisme.
Vous revenez d’une résidence au Japon, à la Villa Kujoyama, où vous avez mené des recherches sur la figure de Yasuke Kurosan, un samouraï noir. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet ?
Simon : Après Blackout, nos chemins se sont recroisés plusieurs fois au Nigeria et nous avons travaillé sur un projet à Zaria, qui est la ville natale de Native. Ce projet nous a amenés à nous intéresser aux parades équestres appelées Durbar, à l’occasion desquelles toutes les familles nobles viennent prêter allégeance à l’émir de la ville. Nous avons été invités à suivre une famille en particulier et, en regardant des images de la parade un peu plus tard, nous avons été frappés par la similitude entre la figure du guerrier haoussa et celle du samouraï. La figure du samouraï noir s’était inscrite dans la culture hip-hop des années 1990, et nous voulions en savoir plus sur la réalité historique qui se cachait derrière. Yasuke était un esclave amené par les Jésuites au XVIe siècle, alors qu’ils tentaient de coloniser l’Asie et d’atteindre le Japon. Il a été amené par Valignano, le principal représentant du pape en Asie à l’époque, et échangé lors des négociations diplomatiques menées avec le daymo Nobunaga. Arrivé en tant qu’esclave, Yasuke s’est élevé au rang de noble, un samouraï. Bien qu’il nous ait servi de point de départ pour notre projet, nous ne voulions pas le traiter de manière trop littérale. Il était davantage une source d’inspiration pour réaliser une étude comparative du Sahel et du Japon.
Native : Yasuke aurait très bien pu venir d’une famille noble. Beaucoup d’esclaves venaient de milieux opulents et prospères avec une culture sophistiquée. Le refus collectif de l’Europe et de l’Occident de le reconnaître est lié au fait qu’il fallait traiter ces personnes comme des objets et leur ôter tout semblant d’humanité pour en faire des marchandises. Alors qu’il peut s’avérer difficile pour un universitaire de les étudier en raison du manque de données, en tant qu’artistes nous disposons d’une certaine liberté d’imagination et pouvons utiliser la fiction pour faire avancer la recherche.
Comment avez-vous mis à profit votre résidence à la Villa Kujoyama ?
Simon : Pour faire évoluer notre idée de départ, il nous fallait aller au Japon pendant une durée suffisamment longue, qui nous permette de rencontrer beaucoup de gens différents. Nous devions nous y rendre en 2020, mais le voyage a été repoussé plusieurs fois pour des raisons évidentes, et nous n’y sommes finalement allés qu’en 2023. Nous avons dû changer tellement de fois nos projets que nous avons décidé de prendre les choses comme elles venaient, ce qui s’est avéré être la meilleure solution. Une rencontre a fini par en entraîner une autre. Le fait d’avoir la Villa Kujoyama comme point d’attache a nettement contribué à un déroulement naturel de la recherche. Nous avons rencontré des artistes, des musiciens, des universitaires... Ce fut une expérience particulièrement riche.
Pour votre dernier projet, Détours d’un Quartier monde à l’Institut des cultures d’Islam, vous travaillez avec l’artiste Smaïl Kanouté. Qu’est-ce qui a inspiré ce projet mettant en scène Yasuke ?
Simon : Smaïl Kanouté est originaire du quartier de la Goutte d’Or, dans le 18e arrondissement de Paris. Historiquement, il s’agit du quartier de la diaspora africaine. Nous avons rencontré Smaïl pour la première fois grâce à l’intérêt commun que nous portions à la figure de Yasuke. Lors du premier confinement, nous avons discuté via Zoom et abordé les différentes approches possibles autour du personnage. Smaïl est un artiste pluridisciplinaire. Il voyage dans le but d’aller à la rencontre de différentes communautés et utilise ensuite son corps pour transmettre les différentes facettes de l’expérience noire.
Nous avons marqué le début de notre collaboration avec Smaïl par l’un des rituels de la tradition du Durbar, à savoir le port du turban. Ce rituel signifie que l’on reçoit un titre de noblesse plus élevé. Après avoir assisté à ce rituel au Nigeria, Native a décidé d’apprendre le processus, et la première personne qu’il a enturbannée était Smaïl. La manière dont nous lui avons présenté notre recherche était donc très rituelle.
Avec Smaïl, nous avons décidé d’appliquer toutes ces recherches à Paris. Le projet est constitué de deux cercles. L’un représente la planète, inspiré de nos recherches menées en Afrique et au Japon, l’autre cercle plus petit est inspiré du rayon d’un kilomètre que nous avons été autorisés à parcourir pendant le confinement. Cette mesure a réduit notre monde à la « planète Goutte d’Or » et le dernier spectacle est consacré au quartier. Nous avons invité les artistes du quartier à présenter leurs œuvres, ce qui nous a permis de revêtir les rôles à la fois d’artistes et de commissaires.
Native : Le rayon d’un kilomètre dans le cadre des restrictions a joué un rôle presque physique dans ce projet. Tout provient à la fois de ce cercle, c’est-à-dire les artistes et les matériaux pour les expositions et les installations, et du monde entier. Le projet est local et international, intime et distant.
Quels sont vos projets pour l’avenir, à la fois individuellement et ensemble ?
Native : Nous n’allons pas nous lâcher ! Nous venons de lier nos avenirs avec un projet monumental au Nigeria.
Simon : Notre travail et nos collaborations au Nigeria ayant évolué tout naturellement, il semblait logique de créer un centre dédié à l’art et une résidence d’artistes à Abuja. Il a ouvert ses portes il y a un an, mais nous sommes encore au tout début. Nous l’avons appelé Sahel Studios. Il s’agit d’un espace destiné à être géré par les artistes, mais nous nous en occupons actuellement en attendant qu’il fonctionne de manière autonome. Nous pourrons alors redevenir des artistes.
Nous avons l’intention d’y inviter des artistes japonais et de poursuivre nos recherches en comparant l’Afrique de l’Ouest et le Japon. Nous exposerons probablement l’année prochaine des travaux qui s’inscrivent dans la continuité de nos recherches sur la calligraphie, la musique et les instruments traditionnels. Il pourrait s’agir de performances, d’expositions et d’installations.
La Villa Kujoyama est un établissement artistique du réseau de coopération culturelle du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Relevant de l’Institut français du Japon, elle agit en coordination avec l’Institut français et bénéficie du soutien de la Fondation Bettencourt Schueller, qui en est le mécène principal.