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Lina Attalah

Les outils intellectuels permettent de s’engager de façon plus efficace : la philosophie et la pensée critique sont des éléments très importants pour essayer de penser la révolution égyptienne de 2011 de façon politique.

Lina Attalah est rédactrice en chef de Mada Masr, un journal égyptien indépendant en ligne fondé en 2013. Récompensée en 2020 par le Times et par la Knight Foundation, elle est particulièrement active dans la lutte pour la liberté de la presse.

Mis à jour le 19/10/2021

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Lina Attalah
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Lina Attalah © Roger Anis

Vous êtes journaliste depuis plus d’une décennie. Qu’est-ce qui vous a poussé à embrasser cette carrière ?

Quelques mois après le début de mes études à l’Université Américaine du Caire, en 2000, la seconde Intifada palestinienne a éclaté. À l’époque il n’y avait pas beaucoup de mouvements contestataires en Égypte qui s’exprimaient dans la rue, à part le mouvement pro-Palestinien. C’est à travers ce mouvement que nous avons pu avancer nos premières revendications sur des questions domestiques et contre notre propre gouvernement. Deux ans plus tard, lors de l’invasion de l’Irak par les forces américaines, des mouvements similaires sont apparus à l’intérieur et à l’extérieur du campus. J’ai alors compris que ma façon de m’engager dans ce mouvement serait d’essayer d’en parler à travers la médiation du journalisme. Dès le départ, le journalisme a été ma façon de m’engager politiquement. 

 

L’Égypte est aujourd’hui un pays où il est particulièrement difficile d’exercer votre métier. Qu’est-ce qui vous permet de tenir et de continuer à faire votre métier dans ces conditions ?

Simplement le fait que je sois toujours là, présente, capable d’écrire et de gérer une équipe au Caire qui produit le journal Mada Masr. Il y a huit ans, nous avons décidé de créer collectivement ce média à un moment de crise, car nous avions l’impression que le journalisme allait complètement disparaître en Égypte à cause de la répression dont il était l’objet. Ce qui me fait tenir, c’est ce groupe de journalistes qui croient en leur mission, et notre lectorat, qui attend de nous que nous effectuions notre travail. 

 

Pouvez-vous nous parler du journal Mada Masr, dont vous êtes la rédactrice en chef ? Quelle est votre ligne éditoriale, et comment parvenez-vous à toucher votre public, vu que le site est actuellement bloqué en Égypte ?

Nous avons fondé Mada Masr en 2013, à un moment très politiquement chargé. Nous savions que les conséquences en seraient négatives pour le journalisme et pour les droits politiques et civils en général. Nous souhaitions avant tout documenter ce moment si particulier : c’était donc, dès le départ, un projet très ancré dans le présent. Encore aujourd’hui, nous produisons avant tout un journalisme d’actualité, avec une fonction de témoignage. Mais nous informons dans le sens politique du terme : pour pouvoir se former une opinion, il faut être informé. J’insiste donc sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un journalisme d’analyse, ou d’un « slow journalism » : c’est avant tout un projet lié à l'actualité. Bien sûr, nous avons aussi développé d’autres formats, plus longs, des investigations, des analyses prospectives, des pages culturelles. Nous avons d’abord commencé avec un petit lectorat, sur les bases d’une affinité politique, mais avec le temps, il s’est développé et nous sommes aussi lus par des personnes qui ne sont pas forcément d’accord avec nous, mais qui ont vraiment besoin d’informations pour essayer de se positionner. C’est selon moi un succès, puisque cela permet de créer les conditions d’un dialogue, chose assez rare aujourd’hui en Égypte. L’accès à notre site est bloqué par le gouvernement depuis 2017, nous avons donc développé des technologies pour que l’on puisse y accéder à partir de sites miroirs. Pour les lecteurs hors d’Égypte, le site est accessible à partir de son nom de domaine normal.       

Travailler en équipe, d’après mon expérience, permet de relever le niveau, de réfléchir de façon plus audacieuse et d’agir plus radicalement.

Le travail collectif tient une part très importante dans votre démarche. Comment faire pour maintenir une équipe soudée dans des conditions si difficiles ?

La dimension collective de notre travail transparaît le plus dans les moments de crise, quand nous avons besoin de mettre à contribution notre intelligence collective. Quand l’un d’entre nous est arrêté, ou que le site web est bloqué, nous ne cherchons jamais de solutions de façon individuelle. Travailler en équipe, d’après mon expérience, permet de relever le niveau, de réfléchir de façon plus audacieuse et d’agir plus radicalement. Par exemple, avant de publier un contenu dont nous savons qu’il va nous causer des problèmes, le fait d’en discuter tous ensemble nous permet d’en partager la responsabilité. 

 

Vous avez reçu de nombreux prix internationaux ces dernières années. Est-ce que cela facilite votre travail, ou est-ce au contraire un poids supplémentaire pour vous ?

Cela nous a apporté beaucoup de joie : même si c’est ma personne qui est mise en avant, la rédaction et notre lectorat ont reçu ce prix comme une victoire collective. On peut légitimement craindre que ce type de prix puisse avant tout servir notre vanité, ou nous donner un poids politique. Mais j’ai rapidement été rassurée car ils ont été bien reçus par toute notre communauté en Égypte. 

 

Quelle est la situation en Égypte sur la question de l’égalité femmes-hommes ? Est-ce que ce débat est audible dans la société ?

La situation est très dynamique, par exemple quand on regarde ce qui se passe sur les réseaux sociaux avec l’apparition d’un nouveau type d’influenceuses. Au-delà des femmes aisées, qui ont plus facilement accès à l’expression, des femmes issues de classes beaucoup plus défavorisées se sont emparées des réseaux. Ce phénomène reflète une dynamique sociale où une plus grande diversité de femmes s’approprient leur propre voix. La réaction très violente du régime, qui a utilisé l’outil de la loi pour réduire ces femmes au silence, montre que ce dernier n’est pas prêt à accepter ces changements. Le problème principal, avec les influenceuses, est que les autorités patriarcales sont surprises que ce genre d’expression émane de femmes qui ne sont pas privilégiées, alors qu’une plus grande permissivité est accordée à celles qui sont issues de classes plus aisées. En Égypte, quand on est femme et pauvre, on n’a apparemment pas le droit à la parole. La condamnation de plusieurs de ces femmes à de longues années de prison n’est pourtant pas le point final de cette histoire : le sujet a véritablement émergé au sein de la société égyptienne, et au-delà de la répression, et du prix très lourd que certaines de ces femmes ont dû payer, c’est déjà un grand succès. 

 

Vous avez publié cette année un article sur l’essai Sur le concept d’Histoire, du philosophe allemand Walter Benjamin. Est-ce que c’est important pour vous de prendre de la distance par rapport à l’actualité, et d’en passer par l’histoire ou la philosophie pour mieux comprendre les temps que nous traversons ?

C’est moins une question de prendre de la distance que de disposer de tous les outils pour pouvoir vivre et comprendre le présent. Les outils intellectuels permettent de s’engager de façon plus efficace : la philosophie et la pensée critique sont des éléments très importants pour essayer de penser la révolution égyptienne de 2011 de façon politique.  

L'Institut français et Lina Attalah

Lina Attalah est lauréate 2021 du programme de résidences de l’Institut français à la Cité internationale des arts. 

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L'institut français, LAB