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Manon Garcia

Beauvoir peut aider les femmes d'aujourd'hui à penser leur émancipation.

Publication d'un roman inédit (Les Inséparables, L'Herne), traduction d'une somme biographique (Devenir Beauvoir, de Kate Kirkpatrick) : l'actualité éditoriale autour de Simone de Beauvoir est riche. Un intérêt qui tient autant à la figure de l’auteure — souvent mal comprise — qu'à sa pensée fondatrice sur les questions de genre et de féminisme. La philosophe Manon Garcia, qui a puisé dans son travail pour l'essai On ne naît pas soumise, on le devient (2018), éclaire l'œuvre de l'auteur du Deuxième sexe et son influence sur les mouvements contemporains.

Mis à jour le 01/02/2021

5 min

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Manon Garcia
Crédits
Manon Garcia © Claire Simon

Comment expliquez-vous l'intérêt actuel pour la figure et l'œuvre de Simone de Beauvoir ?

Je pense qu’il faut sans doute se poser la question autrement : comment comprendre que si peu ait été dit et écrit sur Simone de Beauvoir jusqu’à présent ? Beauvoir est incontestablement une des grandes figures de la littérature et de la philosophie française du XXe siècle. Elle a énormément écrit, elle a été lue à travers le monde, elle a été une figure intellectuelle d’une incontestable importance. Le mystère – même si j’ai bien quelques idées d’explication – est plutôt de comprendre pourquoi elle a été pendant si longtemps laissée dans l’ombre de Sartre, pourquoi on en a fait une figure un peu austère et stricte d’un féminisme d’un autre âge, pourquoi on ne la lisait plus.

Pendant longtemps, l'œuvre de Beauvoir a justement été analysée sous le prisme de sa relation avec Sartre. Son retour sur le devant de la scène permet-il de la voir plus clairement ?

Il est indéniable que, pour la première fois depuis quelques années, Beauvoir commence à être lue en dehors de Sartre. Le travail d’édition de son héritière, Sylvie Le Bon de Beauvoir, a eu à cet égard un impact considérable : elle a publié ses correspondances et surtout ses carnets de jeunesse qui ont permis de faire voir une Beauvoir complètement différente des préjugés que l’on pouvait avoir à son sujet. On l'a découverte grande amoureuse de plusieurs hommes, passionnée, bien loin de cette image de femme au bandeau austère. Surtout, sur le plan philosophique, ses carnets ont montré qu’elle avait une pensée originale, différente de celle de Sartre et antérieure à leur rencontre, avec des thèmes qui traversent ensuite tout son travail. L’œuvre beauvoirienne nous permet ainsi de penser la relation des humains entre eux aussi bien que notre rapport à la mort, notre amour de la vie, ou les rapports entre les femmes et les hommes.

Vous avez puisé dans son travail pour On ne naît pas soumise, on le devient. Quels outils y avez-vous trouvés pour articuler votre réflexion ?

Mon livre porte sur la question de savoir pourquoi les femmes acceptent de se soumettre aux hommes. Or, il se trouve que je pense qu’on peut lire Le Deuxième Sexe comme une tentative de réponse à cette question, même si ce n’est pas de cette façon que ce livre avait été lu jusque-là. Avec On ne naît pas soumise, on le devient, j’essaie de comprendre ce problème très complexe et d’y répondre en suivant le chemin qu’elle a tracé. Même si ce n’est pas mon objectif principal, je montre ainsi à quel point ses analyses restent actuelles, à quel point elles peuvent guider les femmes d’aujourd’hui pour penser leur oppression mais aussi – et je crois que c’est peut-être le plus important – leur émancipation.

La philosophie féministe est reconnue comme un champ à part entière de la philosophie aux États-Unis. Ce n’est pas – ou pas encore – le cas en France.

Vous y développez aussi l'idée que devenir femme, c'est d'abord prendre conscience que l'on est un objet de désir pour les hommes. Par quels processus parvient-on à reconquérir son statut de sujet ? 

La particularité de l’expérience vécue des femmes est en effet qu’à la puberté elles se découvrent objet de désir dans le regard des hommes avant même d’avoir pu s’approprier le corps qui est le leur, avant d’être et d’avoir leur propre corps. C’est ce qui se passe les premières fois qu’une jeune fille se fait harceler dans la rue ou est sexualisée par des propos en famille. Au fur et à mesure, les femmes peuvent s’approprier leur corps de multiples manières, par le sport, la masturbation, le plaisir sexuel en général, voire par des régimes. Mais cette aliénation primitive, ce rapport à un corps qui n’a pas l’air d’être moi et qui est moi à travers le regard masculin, laisse des traces à très long terme.

Qu'y a-t-il de commun entre le féminisme de Beauvoir et les formes multiples qu'il prend aujourd'hui ?

C’est une question qui mériterait des pages et des pages ! Mais, dans l’ensemble, je ne pense pas qu’il y ait de contradiction entre le féminisme de Beauvoir et les féminismes contemporains. Par exemple, on a voulu faire de Beauvoir une tenante de l’universalisme contre le féminisme intersectionnel. Or, je suis convaincue que cette lecture est complètement erronée. Beauvoir est une femme de son temps mais, contrairement à ce que beaucoup croient, une de ses sources majeures d’inspiration pour comprendre l’oppression des femmes dans Le Deuxième Sexe vient des travaux américains sur le racisme, et une autre est la pensée marxiste. Dans plusieurs interviews, elle se réclame également du féminisme radical. La diversité des féminismes est une source de progrès et d’espoir, alors je comprends mal pourquoi, ces temps-ci, certaines féministes historiques jugent nécessaire de décerner des brevets de bon et de mauvais féminisme !

Vous enseignez aux États-Unis. Existe-t-il à l’échelle internationale, des approches différentes de l’œuvre de Beauvoir et, plus largement, des enjeux féministes ?

Les choses commencent à changer doucement en France, mais quand j’ai commencé à travailler sur Beauvoir, il y a une dizaine d’années, c’était très simple : elle n’était pas considérée comme philosophe et elle était vue par la théorie féministe comme un peu ringarde. En bref : personne, en philosophie, ne travaillait sur son œuvre et c’est pour cette raison que je suis partie aux États-Unis, pour collaborer avec des philosophes spécialistes de Beauvoir. Plus largement, la philosophie féministe est reconnue comme un champ à part entière de la philosophie aux États-Unis. Elle a ses propres journaux scientifiques, quasiment tous les départements de philosophie ont au moins un ou une philosophe spécialiste de ce champ dans leur équipe. Ce n’est pas – ou pas encore – le cas en France. J’ai l’impression que de plus en plus d’étudiants s’intéressent à ces questions, mais la reconnaissance institutionnelle tarde à venir. C’est pour cela que j’ai dirigé le recueil Textes-clés de philosophie féministe (NDLR : Vrin, 2021). J’espère rendre accessible des textes très importants et souvent non traduits au lectorat français afin de participer à solidifier le champ dans le paysage académique.

L'Institut français et l'auteure

L'ouvrage On ne naît pas soumise, on le devient de Manon Garcia a  été traduit en en espagnol avec le soutien de l'Institut français.

Par ses programmes d'appui à la publication, l'Institut français participe à la diffusion des sciences humaines de langue française dans le monde entier. En savoir + sur les programmes d’appui à la publication

L'institut français, LAB