Maria Harfouche & Simon Thierrée
En résidence à la « Villa Al Qamar », la réalisatrice Maria Harfouche et le compositeur Simon Thierrée sont allés à la rencontre des habitants de Deir El Qamar avec Tempo Fragile. Dans le Chouf libanais, ils sont créer ensemble un ciné-concert qui explore le thème de la fragilité.
Mis à jour le 16/12/2021
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Pourquoi avoir décidé de travailler sur la notion de fragilité, et avoir choisi en particulier le Chouf libanais pour y développer votre recherche ?
Maria Harfouche : L’Institut français de Deir El Qamar, basé dans la région du Chouf, a rendu public un appel à candidatures pour des résidences artistiques. Nous vivions alors des temps fragiles, à la fois en Europe et au Liban, notamment à cause de la pandémie, mais aussi dans le deuxième cas en raison de la situation politique et économique. Je voulais soulever cette question, et Simon voulait explorer en musique la notion voisine d’effondrement. A l’époque, il m’avait d’ailleurs raconté une histoire à ce propos.
Simon Thierrée : Oui, c’est une anecdote liée au naufrage du Titanic, quand les musiciens qui étaient à bord ont décidé de sombrer avec le bateau et de mettre en musique ce moment de catastrophe. Sur l’idée de fragilité, je m’intéresse aussi à la signification musicale de l’adjectif « fragile ». Si on indiquait tempo fragile sur une partition, cela nous renseignerait sur la vitesse à laquelle on doit jouer le morceau, mais aussi sans doute sur la pulsation, qui serait inconstante, irrégulière. Ces notations nous donnent des indications sur la façon dont doit être interprété un morceau : un allegro vivo, c’est quelque chose de plutôt joyeux, et un allegro barbaro, comme l’avait proposé Béla Bartók (compositeur et pianiste hongrois, 1881-1945), quelque chose de plus brutal.
Pour ce projet, vous avez dialogué avec une douzaine de personnes habitant dans le Chouf. Sur quels critères avez-vous choisi de les rencontrer ?
Maria Harfouche : Zara Fournier, la directrice déléguée de l’Institut français de Deir el Qamar, nous a accompagnés dans nos rencontres avec les habitants de la région. Elle nous a donné beaucoup de clefs pour découvrir cette région. Personnellement, je voulais rencontrer des membres des deux communautés, druzes et chrétiennes, qui habitent dans le Chouf. Je voulais dialoguer aussi bien avec des civils qu’avec des responsables religieux. Le courant est bien passé, ce qui nous a permis de réaliser les interviews qui composent le film. Les mêmes questions ont ainsi été posées à chaque personne que nous avons interrogée.
Comment s’est déroulé le travail de composition musicale ? Avez-vous collaboré avec des musiciens sur place ?
Simon Thierrée : En amont de ma venue au Liban, nous avions pris contact avec la chorale paroissiale de Saydet El Talle, qui est basée à Deir El Qamar, et avec la chorale Fayha, de Tripoli, qui a une dimension panarabe et interconfessionnelle, et qui est apparemment la seule chorale qui chante en arabe de la musique écrite. La collaboration avec ces deux acteurs s'est tout de suite bien engagée, et nous avons pu répéter dans des locaux sur le site de l’Institut français. Pour la composition, j’ai procédé sur place car je ne pouvais pas anticiper les conditions et le matériel qui serait à notre disposition. Nous avons choisi de partir d’un texte, proposé et traduit par Maria, qui est l’épisode de la femme de Loth, tirée de l’Ancien Testament, que j’ai mis en musique.
La figure de la femme de Loth revient en effet de façon récurrente dans « Tempo Fragile ». Vous interrogez notamment les personnes que vous interviewez à ce propos. Pourquoi avoir choisi de vous y intéresser ?
Maria Harfouche : Quand Dieu a demandé aux habitants de Sodome et Gomorrhe de quitter leurs villes parce qu’il allait les détruire, il leur a interdit de regarder en arrière. Cette femme, qui est connue uniquement par le nom de son mari - c’est la « femme de Loth » - désobéit et se retrouve transformée en statue de sel.
Simon Thierrée : C’était un texte qui nous a plu parce qu’il était très ouvert. On peut l’interpréter de plusieurs façons, et il permet de faire le parallèle avec la question de la condition de la femme de façon plus globale. Comme cette femme n’a pas de nom, nous avons pu omettre dans notre traduction en arabe littéraire le fait qu’elle était un personnage de la Bible, pour ne pas fausser les réponses. A l’origine, nous voulions que les intervenants du film produisent un texte eux-mêmes, mais cela s’est révélé difficile d’obtenir quelque chose qui ne soit pas trop identifiable religieusement. En revanche, l’histoire de la femme de Loth fonctionnait bien et personne ne s’est senti offensé dans ses croyances.
Maria Harfouche : Cette histoire soulève de nombreuses questions. Pourquoi s’est-elle retournée ? Pourquoi a-t-elle été punie ? Et les réponses qui nous ont été données se sont révélées un bon point de départ pour rencontrer des personnes, pour mieux comprendre leur vision et leur vie au sein de la société.
Est-ce qu’un fil conducteur s’est progressivement dégagé de cette série d’entretiens ?
Maria Harfouche : Oui, c’est l’idée que cette femme a fait preuve de fragilité en se retournant, et que c’est pour cela qu’elle a été immobilisée. Beaucoup des personnes que nous avons interrogées ont rapproché cela de l’idée que la vie doit être faite de mouvement, et qu’il faut aller de l’avant quoi qu'il arrive. Ceux qui s’arrêtent sont condamnés à la mort : cela reflète l’état de perpétuelle résilience dans lequel vivent les Libanais.
Comment s’est déroulée la sortie de résidence, qui a pris la forme d’un ciné-concert ?
Simon Thierrée : Il s’agissait d’abord d’un concert, avec les chorales locales, et ensuite une projection du film réalisé par Maria que j’ai accompagné musicalement en live, en partie avec la chorale Fayha.
Maria Harfouche : C’était aussi une occasion pour faire se rencontrer les différentes communautés de la ville, qui étaient présentes, ainsi que leurs dignitaires religieux.
Est-ce que vous souhaitez à présent prolonger cette expérience ?
Maria Harfouche : Oui, tout à fait. Au printemps prochain, nous aimerions repartir à la rencontre de ces personnes, cette fois-ci à travers un autre conte qui ferait le lien entre le passé et l’avenir. Un peu comme la femme de Loth, qui a été statufiée à la frontière entre le passé et le futur. La question du rapport entre le passé du Liban et sa reconstruction future traverse mon travail de réalisatrice.
Maria Harfouche et Simon Thierrée ont bénéficié d'une résidence à la Villa Dar El Qamar.
La Villa Dar El Qamar est un programme de résidences artistiques, pluridisciplinaire, piloté par l’Institut français du Liban et soutenu dans le cadre du programme de « La Fabrique des résidences » de l’Institut français.