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Marie-Ève Lacasse

Ce qui compte : exprimer les choses de manière singulière

Quand un nom et un prénom ne suffisent pas à se sentir singulier, il est possible d’aller chercher sa singularité dans l’écriture. Autobiographie de l’étranger revient sur le parcours franco-québécois de son auteure, Marie-Eve Lacasse, qui a fait des livres sa maison.

Mis à jour le 16/03/2020

10 min

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Marie-Ève Lacasse
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Marie-Ève Lacasse
Crédits
© Claude Gassian / Flammarion

Votre dernier roman s’intitule Autobiographie de l’étranger. De quel étranger s’agit-il ?

Je suis née au Canada en 1982, à la frontière entre le Québec et l’Ontario, dans l’Outaouais. On y parle français, anglais et franglais. C’est une région avec un complexe identitaire très fort. L’Outaouais n’a jamais été très solidaire des politiques de séparation du reste du Québec ; et en même temps, c’est une région trop éloignée du monde anglophone pour se sentir entièrement partie intégrante du « ROC » (Rest of Canada). C’est un entre-deux-mondes, situé entre le monde francophone d’origine catholique et le monde anglo-saxon puritain. J’ai grandi au Canada jusqu’à mes 20 ans, puis je suis venue à Paris pour faire mes études puis travailler. Mon livre revient sur ces moments où je me suis sentie étrangère – ce qui ne relève pas seulement de questions géographiques ou identitaires. On peut se sentir étranger dans son milieu, parce que son orientation sexuelle n’est pas celle de la majorité, parce qu’on parle une autre langue intérieure...

 

Comment avez-vous commencé à écrire ?

J’ai su très vite que j’avais envie d’écrire. J’ai publié mon premier livre à 14 ans chez un petit éditeur. J’avais l’impression que l’écriture resterait une activité parallèle, que j’allais avoir une profession plus stable… Pour moi, dire « je suis écrivaine » était aussi abstrait que de me déclarer poète ou philosophe. Je n’ai pas grandi dans un milieu qui favorise ce type de rêve. Or mon désir dévorant de lecture et d’écriture s’est imposé à moi quoique je fasse. À 22-23 ans, j’ai publié un livre, puis un autre. Je voyais encore ça comme un à-côté. M’assumer en tant qu’écrivain me faisait peur pour des raisons économiques, pour les sacrifices que cela suppose ou les conséquences que l’écriture peut avoir sur votre vie intime et votre entourage.

J’ai finalement accepté qu’on ne livre jamais qu’un regard subjectif sur un fait donné et j’ai été libérée de ces questions de protection, de désir d’amour, de censure… Alors j'ai écrit sous mon vrai nom.

Pourquoi avoir d’abord publié sous un nom de plume, Clara Ness ? Puis l’avoir abandonné  ?

J’imaginais qu’un pseudo me donnerait plus de liberté... Je me suis à nouveau demandé si je l’utiliserais pour Peggy dans les phares en 2017. Ce livre correspondait à une telle période de liberté dans ma vie que je me suis dit que j’allais tout assumer. D’autant que ce n’est jamais soi en tant qu'identité biographique, relevant de la fiche d'identité policière, qui écrit, mais la persona de l’auteur. J’ai finalement accepté qu’on ne livre jamais qu’un regard subjectif sur un fait donné et j’ai été libérée de ces questions de protection, de désir d’amour, de censure… Alors j'ai écrit sous mon vrai nom.

 

Dans Autobiographie de l’étranger, ce vrai nom devient lui-même sujet littéraire...

Oui, j’y parle de ce prénom et de ce nom, qui sont très communs au Canada – l’équivalent de Sophie Dupont en France. Ce qui rejoue à la fois le « drame » de ma vie et son moteur existentiel : je vis avec la peur panique de me noyer dans la répétition. J'ai grandi dans une zone pavillonnaire à l'américaine, avec ses petites maisons qui se ressemblent toutes, ses loisirs communs et ses manières de penser communes. Je suis allée dans un lycée de bonnes sœurs où l’on portait l’uniforme. J’avais l’impression d’être effacée dans une uniformité où l'expression de a singularité la plus intime était toujours interdite. Le fait que mon nom soit si commun était presque une insulte à l’angoisse de me sentir si peu unique – mon désir du pseudonyme était aussi lié au fantasme de me forger une identité totalement littéraire ! Puis, à un moment, j’ai questionné cette ultrabanalité et le désir assez occidental d’être unique. On fétichise souvent son parcours alors qu’on vit beaucoup les mêmes choses : l’amour, le deuil, l’amitié... Ce qui compte, c’est d’exprimer les choses de manière singulière, et non d’avoir le parcours le plus spectaculaire ou le plus misérable.

 

Quel processus a permis l’existence de ce livre ?

Cette autobiographie s’est imposée à moi. Je voulais écrire un autre livre de fiction romanesque qui s’appelait La Fête, et pour lequel j’ai demandé une bourse pour aller faire des recherches autour des révolutions autochtones. J’étais au départ dans une démarche plutôt académique. Je voulais rencontrer des chercheurs, des journalistes, séjourner dans une réserve, constituer une petite archive, lire des textes et m’immerger ainsi dans le mouvement d’insurrection très fort qu’a connu le Canada ces dernières années avec le soulèvement des autochtones. Je suis partie en février 2018 à Ottawa, et parallèlement à ce programme, je prenais des notes sous forme de journal. J’appelais ça des « mentions marginales » où je me livrais à des réflexions intimes sur mon rapport au Canada. Pourquoi j’en suis partie. Pourquoi je suis partie si loin pour essayer de me comprendre… Je continuais de travailler sur La Fête, que j’écrivais sous contrôle. J’ai lâché les rênes et mon livre parallèle est devenu le vrai livre. Toutes les thématiques que j’essayais d’aborder dans La Fête se retrouvent dans Autobiographie de l’étranger, mais sous une forme beaucoup plus intime et personnelle.

 

Le livre rend aussi hommage à la littérature qui vous a construite. Quelles lectures ont plus particulièrement accompagnée l’écriture de ce livre ?

J’ai fait appel à beaucoup d'écrivains dits « étrangers », ou qui ont abordé la question de l’exil, soit parce qu’ils se sont exilés eux-mêmes, soit parce qu’ils étaient en conflit avec leur identité géographique. Je pense à Joseph Conrad, qui a écrit toute sa vie dans une langue qui n’était pas la sienne… Je pense à Mishima et à son exercice autobiographique, Confession d’un masque. Je pense à Novalis et à une citation d’Henri d'Ofterdingen : « Où allons-nous, donc ? – À la maison, toujours. » Je pense aussi à Dante ou à W.G. Sebald avec Les Émigrants. Quand on part très loin de chez soi, les livres deviennent notre maison.

Marie-Éve Lacasse
Trois questions à Marie-Ève Lacasse
L'Institut français et l'auteur

Lauréat du programme Stendhal de l'Institut français, Marie-Ève Lacasse a séjourné au Canada en 2018. 

Le programme Stendhal permet à des auteurs français ou résidant en France de partir dans un pays étranger travailler à un projet d’écriture en lien avec le pays. En savoir + sur le programme Stendhal

 

L'institut français, LAB