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Architecture

Mathieu Lucas, architecte et paysagiste, sur sa participation au projet "Learning from Old Dhaka"

Mon approche part de l’invisible et du mouvement

En fin d’année 2023, Mathieu Lucas prenait part à une mission de six jours à Dhaka, la capitale du Bangladesh, dans le cadre du projet de coopération « Learning from Old Dhaka » mené par l'Institut français et l'Alliance française du Bangladesh. Il a ainsi entamé, avec d’autres experts, une nouvelle phase du projet en explorant les relations entre le Buriganga, le fleuve qui traverse la métropole, et la vieille ville. Alors qu’une seconde mission pourrait avoir lieu en cette année 2024, Mathieu Lucas nous parle de Dhaka, de son essor exponentiel, de son fleuve omniprésent, mais aussi de son approche, avec le Studio Mathieu Lucas, qui consiste à travailler en harmonie avec les dynamiques propres à chaque territoire. 

Mis à jour le 29/05/2024

10 min

Pourriez-vous revenir sur votre parcours et nous présenter le Studio Mathieu Lucas ? 

Je suis architecte de formation, diplômé de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles, puis j’ai par la suite découvert le domaine du paysage en travaillant pour Bas Smets à Bruxelles puis BASE à Paris. C’est à mon retour de résidence à la Villa Médicis, à Rome, que j’ai fondé le Studio Mathieu Lucas en 2019. Nous sommes désormais une équipe de cinq collaborateurs à travailler sur des projets divers allant du jardin aux très grand territoires, en France ou à l’étranger.

Tant que l’on continue à distinguer le naturel et l’urbain, le sauvage et le construit, le gris et le vert, on ne peut pas avoir une démarche intégrée et imaginer d’autres voies.

Pouvez-vous également nous parler de votre approche ? 

Face au dérèglement climatique, nous devons profondément repenser nos modes d’habiter le monde, repenser la place du vivant, le confort bioclimatique dans nos villes, la fertilité des sols, redéfinir l’ensemble de nos modes d’aménagement. Tant que l’on continue à distinguer le naturel et l’urbain, le sauvage et le construit, le gris et le vert, on ne peut pas avoir une démarche intégrée et imaginer d’autres voies.

Ce qui m’intéresse, c’est ce que j’appelle les passeurs, les composantes de l’environnement qui permettent de penser ensemble l’architecture et le paysage, le ciel et la terre, l’inerte et le vivant. Quand on part du mouvement, il n’y a que des effets cumulés induits par des espaces aux propriétés différentes. Quelle que soit l’échelle du projet, mon approche part ainsi de l’invisible et du mouvement : l’eau, les brises thermiques, l’ombre… C’est-à-dire d’une condition qui serait déjà présente sur le territoire mais qui n’aurait pas encore été révélée. Chaque site de projet est un système dynamique en perpétuelle évolution avec des effets sur la température, la fertilité des sols, notre ressenti, etc. Sur chaque site, nous essayons de nous insérer dans les dynamiques existantes pour les renforcer et identifier les outils de transformations singuliers, en évitant une approche formelle.

Par exemple, dans les villes côtières, la brise de mer n’est pas ressentie en ville de la même manière selon l’orientation et la hauteur des rues, le type de végétation, les ombres portées. Cette vision permet de développer de nouvelles alliances entre des systèmes construits et des systèmes dynamiques pour amorcer le projet de paysage. Pour y parvenir, nous prenons le temps d’explorer précisément le site et sa géographie quelle que soit l’échelle, ce qui est décisif pour comprendre comment sont initiés les mouvements et les dynamiques.

L’ère moderne dont nous sortons a aménagé sans vraiment tenir compte de ces considérations. Sur des questions de température ou encore la multiplication des phénomènes climatiques extrêmes, tous ces mouvements fragiles deviennent absolument déterminants. Pour l’eau par exemple, il faut reconsidérer la totalité des bassins versants, y compris le moindre petit ruisseau depuis les hauteurs jusqu’à l’embouchure des fleuves dans sa capacité à nous aider à réguler le surplus ou le manque d’eau, depuis les espaces ouverts jusqu’au centre-ville dense.

Sur la question des températures, ce sont les petites brises thermiques et les microclimats locaux qui deviennent primordiaux. La compréhension fine des thermodynamiques devient essentiels pour les associer à l’ombre ou l’humidité.

En 2018-2019, en résidence à la Villa Médicis, vous vous êtes intéressé au Ponentino, une brise de mer qui a disparu du centre de Rome, alors qu’en 2035 la ville connaîtra des températures aussi élevées que Tunis. Quelle issue entrevoyez-vous face à ce changement climatique et cette conclusion serait-elle valable pour d’autres lieux ? 

Le Ponentino, « petite brise de l’Ouest », souffle tous les jours d’été lorsque les couches d’air frais de la mer sont aspirées vers les terres chaudes. Il est le vent de la dolce vita, la brise singulière et fondatrice de Rome : la Villa Médicis à des tourelles afin d’attraper le vent en fin d’après-midi, les palais de Castel Gandolfo et Frascati sont tournés vers le Ponentino pour offrir un refuge estival, la Villa Adriana est construite de manière que la brise se refroidisse sur son bassin avant de s’engouffrer dans la salle à manger, etc…

Aujourd’hui, l’expansion urbaine a été si massive depuis les années 50 entre la ville et la mer qu’un dôme de chaleur s’élève désormais sur Rome pendant l’été. Tous les jours le Ponentino souffle depuis la mer mais, porté par le dôme de chaleur, il ne parvient plus à redescendre dans le centre, alors que les températures augmentent rapidement. Une légende raconte même que l’Homme a arrêté le vent depuis la construction du Corviale, une longue barre de logements d’un kilomètre de long dans les années 70.

J’ai ainsi cherché à Rome comment révéler et représenter les dynamiques aériennes de la Métropole pour produire d’autres formes de paysage et renouveler un dialogue entre les aménagements et la brise marine.  

Mon travail a été de m’éloigner du centre pour comprendre, avec l’aide de scientifiques, comment chaque paysage influence le passage de la brise. Dans les forêts de pins du bord de mer, le vent ralentit voire s’annule si la forêt est assez dense, les couches d’air se mélangent au-dessus des canopées. Au contraire, sur les plaines agricoles, il s’accélère et se charge en humidité lors de l’irrigation des champs. Il est également canalisé par le Tibre qui reste la seule porte d’entrée de la brise vers le centre-ville. En suivant le vent, on peut donc imaginer des façons de réinventer la manière d’habiter le territoire, de construire ensemble les paysages et les villes à partir d’un mouvement léger mais précieux. Le ressenti que nous avons à un moment donné dépend de l’aménagement du territoire à cinquante kilomètres aux alentours. Une forme de solidarité des territoires portée par le vent capable de renverser la vision classique d’un centre-ville et sa périphérie.

J’ai également redécouvert les jardins de la Renaissance comme une succession de systèmes climatiques ancrés dans leur géographie, ce qu’a très bien décrit le professeur et auteur américain Chip Sullivan dans Garden and Climate. Les cascades du Jardin de Tivoli permettent de rafraîchir le vent avant qu’il n’arrive dans une loggia ouverte, les boscos de chênes verts denses permettent de protéger les villas des vents du nords quand les pinèdes ouvertes vers l’ouest offrent des lieux ventilés et ombragés. Ce sont des dispositifs finalement très simples mais absolument contemporains. 

On ne sait pas de quoi sera fait le futur, mais nous pouvons déjà dire que la façon dont on construit aujourd’hui est en pleine réinvention. Le numérique, la collecte fine de données et le digital sont prépondérants et on observe en même temps un retour à des façons très simples d’habiter le monde. Redécouvrir toutes les façons vernaculaires d’habiter le monde devient ainsi outil précieux pour repenser nos aménagements. A ce titre, la ville Méditerranéenne est au centre de l’attention car c’est précisément elle qui connaît, depuis des siècles déjà, les problématiques qui se généralisent aujourd’hui, comme des températures estivales importantes, une gestion fine de la ressource en eau, des épisodes climatiques violents, etc, offrant de nombreux modèles à redécouvrir.

Du pays « flottant sur les eaux », le Bangladesh est devenu le pays aux rivières mourantes.

En fin d’année dernière vous vous êtes rendu à Dhaka, au Bangladesh, dans le cadre du projet de coopération «Learning from Old Dhaka » mené par l'Institut français et l'Alliance française du Bangladesh. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?

J’ai effectivement été invité, avec Marc Barani, par l’Institut français à participer à une mission à Dhaka. Celle-ci fait suite à un travail très riche mené par les étudiants de l’École d’Architecture de la Villette, de l’Université d’ingénierie et de technologie du Bangladesh (BUET) et de l’école d’architecture Trivandrum-Inde, Bharati Vidyapeeth College of Architecture - [BVCOA] Navi Mumbaia. Nous avons été reçus par l’Alliance Française du Bangladesh pour entamer une deuxième phase consistant à s’intéresser à la relation entre le Buriganga, le fleuve qui traverse la métropole, et la vieille ville. 

Dhaka vit un temps de transition majeur sur un temps extrêmement court. Avec près de 20 millions d’habitants supplémentaires en 30 ans, la ville connaît une transformation sans précédent presque inconnue ailleurs dans le monde. Il s’agit d’un moment historique de grands changements face au besoin urgent d’infrastructures : des autoroutes prennent forme par-dessus les routes existantes, le métro recouvre la voie ferrée, des tours sortent de terre par dizaines… En parallèle, il s’agit d’un territoire extrêmement soumis au réchauffement climatique. On parle d’environ 2 000 réfugiés climatiques, venus notamment des deltas, qui arrivent chaque année à Dhaka. 

Le Buriganga est l’artère économique de la ville et le support de toutes les activités industrielles de la ville, et notamment textiles. Le fleuve est à la fois une ressource en eau, l’axe majeur de transports de personnes et de marchandises depuis les autres régions, mais aussi le lieu de décharge des eaux usées et des déchets, même si de nombreux efforts sont en cours pour retrouver les affluents ensevelis par l’urbanisation et limiter la pollution des eaux. On constate donc des liens d’usages fondamentaux entre le fleuve et la ville, contrairement à nous, à Paris, qui connaissons une Seine quasiment patrimoniale. Le Buriganga, c’est le fleuve vivant en termes d’économie et d’usage, mais un fleuve qui risque de mourir. Du pays « flottant sur les eaux », le Bangladesh est devenu le pays aux rivières mourantes. Tout cela exerce une influence énorme sur les écosystèmes.

Les discussions autour du fleuve ont été très riches avec l’ensemble des partenaires sur place : enseignants en architecture, étudiants, experts en hydrologie ou encore chercheurs. Pour ma part je me suis beaucoup intéressé au cycle de l’eau et sa présence en ville, qui soulève des questions très intéressantes. Même s’il est très pollué, le fleuve sert encore, pour une petite partie, à l’approvisionnement en eau potable. Dans un pays soumis aux moussons, il y a également une expérience immémorielle et une tradition extraordinaire de la gestion des eaux sous toutes ces formes dans chaque composante de la ville. Dhaka vit un moment charnière, entre un lien culturel et des pratiques fondamentales portées par le cycle de l’eau et une modernité impérieuse qui transforme la ville à une vitesse hallucinante.

Comment assurer un essor urbain et économique absolument nécessaire tout en inventant un autre rapport au fleuve ? Comment repenser le lien entre les berges et les quartiers proches tout en développant l’infrastructure alluviale ? Comment appréhender ensemble sécheresse et inondations, confort climatique et activités économiques dans une ville dense ?

Ces problématiques existent aussi chez nous, en Europe et à Paris, et de manière générale il existe de nombreuses passerelles entre les défis que rencontrent Dhaka et nos villes. D’un dialogue rapproché sur différentes approches à la fois culturelles et urbaines, d’autres formes de cohabitations avec les fleuves pourraient être déployées, ici et là-bas.

Plusieurs enjeux ont pu être identifiés pour le futur de la ville Dhaka et l’expertise française, telle que la vôtre, pourrait être mobilisée. Comment envisagez-vous la suite ?

Effectivement, ce séjour a permis de faire naître des débuts de relation qui pourraient donner lieu à des projets culturels, éducatifs et de recherche avec les étudiants, de « Research by design » pour tester des solutions afin d’imaginer d’autres possibilités de développement, d’aménagement urbain et peut-être à terme une opportunité de collaboration. L’objectif de la mission était avant tout d’initier un dialogue, mais surtout pas d’imposer des solutions. Des rencontres entre acteurs de chaque pays autour de l’eau, du fleuve et de l’aménagement pourraient également être organisées pour construire un socle commun d’expériences partagées et orienter vers des projets pilotes de collaboration.

Le séjour à Dhaka n’a duré que huit jours. Il fut extrêmement riche mais aussi trop court pour ne faire plus qu’ouvrir des portes. Nous prévoyons une seconde mission à Dhaka, avec l’idée de se rendre en aval de la ville, dans la zone du Delta pour tenter d’appréhender le lien entre le fleuve et d’autres territoires moins urbanisés. Il ne faut pas travailler que localement, il est également nécessaire de sortir du centre pour comprendre l’environnement dans lequel s’inscrit Dhaka et l’ensemble des logiques hydrographiques et des pratiques associées aux voies d’eau.

Pour conclure, quelle sera votre actualité cette année notamment avec votre Studio ?  

Les recherches romaines continuent de nourrir la pratique du Studio à toutes les échelles avec une vingtaine de projets en cours, du jardin au territoire..

A grande échelle, nous travaillons actuellement sur la ville d’Annecy, dans la continuité d’un projet de vision prospective du territoire à l’échelle 2050, un territoire confronté à des journées caniculaires parmi les plus importantes en France et une raréfaction de la ressource en eau. Nous nous intéressons entre autres aux dynamiques aériennes initiées par le lac, au confort urbain, à la construction de systèmes de parcs le long des voies d’eau et à la transformation des zones d’activités, pour imaginer un futur plus résilient pour la ville. Nous travaillons également en Belgique sur l’axe ferroviaire entre Gand et Anvers où nous tentons d’identifier différents scénarios de transformation associant mobilités, géographies et formes urbaines.

Nous travaillons également sur des espaces minéraux à transformer, comme à Gennevilliers où nous travaillons un espace public largement végétalisé, en tentant de déployer des matériaux de réemploi issus de démolition proche dans l’espace public et une perméabilité maximale des sols.

Je tiens aussi à citer un petit projet à Lausanne Jardin, où nous essayons de réutiliser directement les eaux du lac Léman pour créer un jardin éphémère. L’objectif est de les pomper pour créer un pavillon où les brises du lac seront rendues visibles en passant à travers le voile d’eau, un nouveau dialogue entre la ville et son lac. 

L'institut français, LAB