Mira Nair
Cinéaste indienne reconnue, Mira Nair a une façon bien à elle de raconter les communautés du monde entier, de mettre en avant des héros marginalisés dont l’incroyable force de vie est sous représentée au cinéma. L’Institut français est heureux de l’avoir comme marraine de La Fabrique Cinéma 2019.
Mis à jour le 29/05/2019
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La Fabrique Cinéma vous présente comme une réalisatrice socialement engagée. Quelle image avez-vous de vous-même ?
Je suis une étudiante de la vie dans tout ce qu’elle a d’inexplicable et d’injuste, de superbe et de merveilleux, quel que soit le sujet. De ce fait, je ne pense pas être en mesure de faire des films juste sympathiques, bons pour le dimanche après-midi. Mes films parlent de sujets qui m’obsèdent.
Quelle valeur accordez-vous dans vos films à l’authenticité ? Comment faites-vous pour intégrer cette dimension ?
Je vois mon travail comme un accordéon, à l’image du cœur humain. Mes films couvrent tous les sujets mais peuvent aussi se réduire à une émotion extrême. Sans le rire, les larmes sont amères. J’aime avoir ce yin et ce yang, entre la lumière et la noirceur qui est également en nous. C’est la vie et il s’agit toujours de réussir à trouver l’équilibre entre les deux.
Je viens d’un pays, l’Inde, qui a connu plus d’un siècle de colonisation et bien souvent des gens ont parlé à notre place au lieu de nous laisser nous exprimer. Ceci se produit partout dans le monde. Il est temps que nous racontions nos histoires – à notre manière. Sinon on continuera à parler en notre nom comme on l’a fait pendant des années.
Un film est un acte politique. Il faut en choisir le point de vue, la langue, la musique, la poésie car rien n’est plus puissant que de rendre le monde aussi authentique et véridique que l’histoire qui l’inspire. J’aime particulièrement rendre cette authenticité sensible à ceux à qui appartient l’histoire : si vous faites des films très locaux en ce sens, ils deviennent pourtant universels. Les gens sentent la vérité et l’authenticité.
Vos efforts vers cette authenticité ont-ils déjà soulevé la controverse ?
Mon film L’intégriste malgré lui raconte comment l’islamophobie est devenue partie intégrante de la culture américaine après les attentats du 11 septembre 2001. L’incroyable livre de Mohsin Hamid dont le film est adapté était centré sur le personnage d’un jeune homme qui grandit à Lahore et fait fortune à Wall Street, incarnant parfaitement le rêve américain. Les attentats ont lieu et tout à coup, il n’est plus ce symbole de réussite : il est musulman. Il ressemble en un sens à Jack Kerouac : comment un homme commence-t-il à comprendre qui il est véritablement ? Comment sait-on qui on est vraiment dans un monde aussi global et interconnecté ?
Le film traite un sujet brûlant, qui dit l’indicible, mais je savais que je devais le faire. Sinon il n’aurait pas existé. Il reflète l’histoire de tous ceux qui franchissent des frontières en quête d’autre chose et qui oublient qui ils sont. Je ne l’ai jamais envisagé comme une superproduction mais je suis heureuse de faire des films qui témoignent de notre époque, qui font voyager les spectateurs et leur permettent, quelle que soit leur origine, de s’identifier aux personnages,.
Tout le monde doit sentir battre son cœur et avoir une personnalité, c’est ainsi que nous sommes faits. Tout en reconnaissant les différences, mais au sein d’un monde commun. Alors ceux qui ne partagent pas cette réalité vont s’y reconnaître. Quand on a réussi cette relation avec son public, on a tout gagné.
Comment avez-vous surmonté les défis posés par des narrations complexes ?
J’ai le courage de mes convictions. Je dis toujours qu’il faut avoir l’âme d’un poète et le cuir d’un éléphant pour endurer les efforts nécessaires pour faire aboutir ses projets.
Hormis l’aspect financier, le défi est de ne pas sombrer dans le didactisme ou une vision schématique du monde : le bien et le mal, le noir et le blanc. De savourer l’inexplicable juste milieu. J’aime le gris par qu’il est plein de mystère. Les gens ne sont pas monolithiques. J’aime saisir le caractère extraordinaire de l’ordinaire de la vie. Et quand vous connaissez le monde, vous pouvez vraiment jouer avec lui. C’est un vivier de richesses, ces cultures complexes et très anciennes dont nous sommes issus. Je suis maintenant de plus en plus à l’aise au sein du monde occidental également, je suis donc chez moi dans ces deux cultures et profondément attirée par ces histoires d’un invisible qui n’a jamais été raconté.
Vous considérez-vous comme une cinéaste indienne ?
Je me vois comme une réalisatrice originaire d’Inde, citoyenne du monde. Parce que j’ai trois maisons – à Delhi, en Inde, à Kampala, en Ouganda et à New York –, j’ai aussi un ancrage fort dans le monde de l’Afrique de l’Est. Il est très intéressant de vivre dans des lieux qui vous font voir les autres différemment. Je vois l’Amérique depuis l’autre côté de l’océan.
Quelles ont été les évolutions récentes de l’industrie cinématographique ?
L’industrie cinématographique indienne est incroyablement dynamique. Elle a toujours été la première industrie cinématographique au monde au vue du nombre de films produits chaque année, mais elle atteint des sommets : en termes de qualité, de raffinement, de robustesse des récits et bien sûr de diffusion à travers les différents Netflix du monde et les autres, jusqu’à notre immense public indien et son amour du cinéma, qui a élargi la gamme.
En Afrique de l’Est, où je vis, nous avons lancé le projet Maisha – un terme qui signifie « vie » en swahili – pour créer une culture cinématographique locale. Il y a une tradition ancienne de récit à travers le théâtre, l’histoire orale, etc., mais qui n’est jamais illustrée au cinéma. J’ai demandé à tous les mentors que je connais – écrivains, réalisateurs – de venir travailler avec nous. Cette école de cinéma gratuite a déjà 15 ans.
C’est incroyable, cette année Maisha envoie sa première délégation à Cannes ! La culture cinématographique dans la région n’atteint pas encore celle de l’Inde mais la culture locale est toutefois une source d’inspiration. Netflix ou Amazon s’installent d’ailleurs en Afrique pour y trouver du contenu local, il y a donc une vraie place pour ces réalisateurs et j’ai bon espoir pour eux.
Quel conseil donneriez-vous à de jeunes réalisateurs ? Pourquoi ?
Je leur dirais : ne regardez jamais ce que vous faites comme une étape vers autre chose. Consacrez-vous-y pleinement et entièrement car ce n’est qu’une fois le sommet atteint que vous pourrez avancer vers le lieu suivant – qu’il s’agisse de récits, de films ou de toute autre chose.
Beaucoup de personnes aujourd’hui recherchent la gloire et la fortune parce que les réseaux sociaux renvoient constamment la célébrité et le succès. On oublie qu’il a fallu des années pour en arriver là, la réussite n’arrive pas du jour au lendemain. Il faut se consacrer entièrement à cet objectif et ne pas regarder au-delà.
Je pense aussi qu’il faut se différencier. Ce que vous connaissez, je ne le connais pas. Protégez ce que vous seul détenez. Laissez libre cours à votre instinct.
Mira Nair est la marraine de la Fabrique Cinéma de l’Institut français, qui accueille du 14 au 25 mai 2019, dans le cadre du Festival de Cannes, 10 réalisateurs venus du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie.
Ce programme accompagne de jeunes cinéastes de pays du Sud pour faciliter leur insertion sur le marché international du film.