Nathalie Harb
Établie entre Londres et Beyrouth, l'artiste libanaise Nathalie Harb développe une réflexion autour de la notion d'abri, mais aussi de la façon dont s'articulent l'intime et le public dans l'espace urbain. Un travail scénographique qui se nourrit des bouleversements du monde contemporain.
Mis à jour le 16/04/2021
5 min
Vous participez actuellement au programme de résidences de l'Institut français à la Cité internationale des arts, à Paris. Pourquoi avez-vous souhaité bénéficier de ce programme ?
Ma volonté de participer à ce programme trouve son origine dans les événements récents : la pandémie, puis les explosions dans le port de Beyrouth. Je partage ma vie entre Londres et la capitale du Liban, deux villes où, ces derniers mois, la situation était précaire à des degrés différents. Je m'y sentais dans un entre-deux, un nulle part et le cadre d'une résidence m'a semblé idéal. Il s'agit d'un dispositif dans lequel un artiste est toujours en transit, mais dans une forme de réflexion, d'observation qui convient parfaitement à l'état dans lequel je suis aujourd'hui.
Quels impacts ont eu la pandémie et l'explosion à Beyrouth sur votre vie ?
J'ai vécu la pandémie depuis Londres, à un moment où le Liban était en pleine révolution, avec des conditions économiques et politiques qui se durcissaient. Il y avait en moi ce sentiment diffus de ne pouvoir participer à rien : d'un côté j'étais confiné dans une ville où la vie collective avait disparu, de l'autre, je regardais mon pays se disloquer à travers un écran. L'explosion dans le port a encore accentué ce sentiment. Je suis retournée au Liban pour comprendre physiquement le traumatisme, la nouvelle étape qui s'engageait dans la ville. Tout cela a naturellement influencé ma pratique, d'autant qu'il s'agit de thématiques au cœur de mon travail : l'idée de refuge, d'abri, la fragilité de ce que les Anglais appellent « home ». La pandémie et l'explosion ont complètement remis en cause ces notions et le projet de résidence me permet de les redéfinir.
Justement, comment peut-on réinventer les concepts de « home » ou d'abri après un tel bouleversement ?
Il y a quelque chose d'intrigant dans la contradiction que nous vivons actuellement. Nous assistons à un mouvement de solidarité global alors que chacun reste isolé dans son espace, parce que la distance est devenue synonyme de sécurité. Aujourd'hui, je suis moins intéressée par la conception de solutions que par la possibilité de repenser le monde. La notion de « home », par exemple, est assez floue. C'est habiter un lieu, se sentir chez soi. C'est aussi appartenir à un endroit qui peut être une maison, le foyer de notre enfance, une ville, voire notre corps. À la Cité Internationale des arts, je développe un projet autour de cette notion en rassemblant des fragments d'histoires de personnes dont l'espace intime a été remis en question. Ces récits véridiques constitueront la dramaturgie d'une pièce de théâtre qui n'aura pas lieu, mais qui me permettra de revenir à la mise en espace, à mon travail de scénographe.
Dès 2017, votre installation Silent Room était déjà un premier jalon de cette réflexion. Quelle était votre ambition ?
Ce projet était d'abord la réponse à une autre forme d'agression sensorielle, ce qu'on a appelé la crise des poubelles au Liban, en 2015. À ce moment, je me suis rendu compte à quel point nos sens étaient saturés dans une ville comme Beyrouth, où le bruit est permanent, très puissant et donc dangereux pour la santé des habitants. Ma réflexion est partie de ce besoin de vide. L'espace public pourvoit à de nombreux besoins essentiels. On y trouve des toilettes, des fontaines, des magasins d'alimentation. Le silence ne pourrait-il pas, de la même façon, être conçu comme un bien public ? Quand de tels espaces existent, ils concernent souvent des populations privilégiées, celles qui ont accès aux spas ou aux compartiments privés des trains. Les autres, qui sont les plus exposés à la pollution sonore, n'y ont pas droit. La Silent Room représente un abri contemporain qui permet de se soustraire momentanément au rythme effréné de la vie, de l'information, des discours. Une enveloppe poreuse où la ville s'éloigne et où l'on s'offre du temps, du repos.
À côté de cela, les Urban Hives (2018) proposent de penser l'urbanisation massive et une ville plus résiliente...
En cherchant un espace pour installer la Silent Room à Beyrouth, je me suis rendu compte qu'il y avait très peu de lieux publics, mais beaucoup de parkings. Il y a une raison à cela : le tissu urbain a longtemps été constitué de maisons avec jardin qui ont progressivement été détruites. Comme un terrain ne peut pas être réutilisé avant deux ans, le parking est un bon moyen de rentabiliser l'espace avant de reconstruire. Face à cela, j'ai eu envie de faire un travail presque archéologique, de déterrer ces jardins disparus. Les Urban Hives contournent la question de l'urbanisation en créant des plateformes au-dessus des voitures pour y implanter des jardins. La notion de ville résiliente est venue après. Nous avons collaboré avec différents experts en design, architecture ou permaculture et le projet artistique est devenu une réponse à des problèmes urbains comme l'autonomie alimentaire, les îlots de chaleur et l'économie circulaire. Tout comme les parkings, qui sont souvent temporaires, notre jardin suspendu n'est pas voué à rester. On peut le démonter, le recycler ou le remonter à l'envi. Et il permet de renouer avec le besoin d'éveiller la collectivité.
En venant à Paris, ce sont d'autres types d'espaces et de relations auxquels vous êtes confrontée. Qu'attendez-vous de cette « rencontre » ?
C'est peut-être une des rares belles conséquences de ce confinement : nous sommes plus disponibles, plus solidaires, avec une capacité à avoir des échanges plus authentiques. Être dans ce moment, ici, avec d'autres artistes dans le même état d'esprit est particulièrement stimulant. C'est un temps de réflexion plus lent où j'ai l'impression de me rapprocher du cœur de ma recherche. Mon obsession reste de raconter à travers l'espace, de questionner l'influence qu'un lieu peut avoir sur nous. Ce n'est pas juste une question esthétique ou cosmétique, il s'agit de développer une approche pour le bien collectif. Et, peut-être, pour mieux vivre dans nos espaces quotidiens ou intimes.
Lauréate du programme de résidences de l'Institut français à la Cité internationale des arts, Nathalie Harb est actuellement à Paris pour travailler sur son prochain projet.
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