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Pierre Coulibeuf

Je ne vise pas la représentation, le sens, mais la sensation, l’intensité

Cinéaste plasticien jouant de l’interdisciplinarité, Pierre Coulibeuf propose un travail filmique où s’entrechoquent récit et fiction expérimentale. Son prochain film, Rouge Carpaccio, adaptation libre d’un scénario commandé à Michel Butor, s’attache à la peinture de Carpaccio et à l’obsession dans la ville de Venise.

Mis à jour le 07/10/2019

2 min

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Pierre Coulibeuf
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Pierre Coulibeuf
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© Chantal Delanoë

Votre parcours est à la fois plastique et cinématographique, alors que votre formation est littéraire. Pourquoi et comment êtes-vous passé des mots seuls à une pratique pluridisciplinaire ?

Dès mes études à l’université, j’ai développé une pluridisciplinarité en m’intéressant à la littérature, au cinéma et aux arts plastiques. Je me suis penché sur le travail d’écrivains-cinéastes comme Alain Robbe-Grillet, qui a été une grande inspiration pour moi, ou encore d’auteurs littéraires qui ont particulièrement travaillé avec l’image comme Pierre Klossowski, autour de qui j’ai articulé ma première œuvre, Klossowski, peintre-exorciste (1988). C’est ainsi que j’ai commencé à concevoir des films : à partir d’univers mentaux relevant de la rencontre de différentes pratiques artistiques.

 

Comment exploitez-vous les pratiques artistiques des artistes avec lesquels vous travaillez ?

Leur vision du monde me permet d’explorer de nouveaux univers cinématographiques, de créer des œuvres que je n’aurais pu faire sans eux. Les œuvres de ces artistes résonnent dans les miennes, et avec elles : ce que j’apprécie est cet aller et venir permanent entre leurs références premières — leurs inspirations, leur travail — et ma propre culture, mon interprétation, mes « visions » – pour reprendre un terme qui vient de Pierre Klossowski – devant ce qu’ils expriment. En somme, mon approche peut se définir comme un travail de transformation, le passage d’une œuvre – la leur – à une autre – la mienne —, dans laquelle ces artistes deviennent personnages de fiction sans pour autant jouer une partition préécrite.

 

Quoique parfois très opposées par leur forme, vos œuvres nous plongent d’une manière similaire au sein même de la création, dans son intimité. Comment créez-vous un récit tout autour ?

Mon travail n’est pas dans la représentation : à partir du réel, je construis des fictions expérimentales. Je me plais à aller chercher quelque chose qui ne m’est pas donné, à prendre un artiste et à en faire un acteur sans lui demander de jouer devant la caméra. Le cinéma permet de s’attacher à un individu sans l’extraire de son médium. C’est en fait le lieu, la relation de cet individu à la caméra, le montage, qui le transforment en un personnage à part entière.

Ce qui m’intéresse, c’est de faire apparaître à la fois la personne filmée, son fond impulsionnel, et mon point de vue sur le monde à travers ce que cette personne exprime aussi par son art. À l’opposé du documentaire qui veut montrer une réalité objective, je montre une subjectivité, celle de l’artiste et celle que j’exprime moi aussi par mes choix formels de réalisation, de cadrage et de montage…

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Pierre Coulibeuf, The Panic Monkey, 2017, installation vidéo (détail). Reykjavik Art Museum
© DR
Pierre Coulibeuf, The Panic Monkey, 2017, installation vidéo (détail). Reykjavik Art Museum

À l’image du film-installation Dédale, réel et fiction traversent librement vos œuvres, se parlent et se répondent aussi bien par le texte que par l’image. Réel et fiction sont-ils indissociables ?

L’opposition entre réel et fiction est une dichotomie qui m’est étrangère. La réalité est produite par une multiplicité de points de vue individuels. La vision, l’interprétation, est ce qui fait la richesse du réel.

Je ne vise pas la représentation, le sens, mais la sensation, l’intensité. Cela se joue aussi bien dans la manière de filmer que dans le montage, dans mon choix de tourner en 35 mm, mais également dans le fait de présenter les œuvres au cinéma et, recomposées, dans l’espace d’exposition, comme ce sera le cas pour Rouge Carpaccio aussi.

 

Rouge Carpaccio marque une nouvelle collaboration avec le romancier et poète aujourd’hui disparu Michel Butor. Comment est né ce projet ?

J’avais déjà fait deux films avec Michel Butor : un court-métrage en 1989, Divertissement à la maison de Balzac, dans lequel il jouait lui-même, puis dix ans après, un portrait fictionnel, Michel Butor Mobile, dans lequel il était un écrivain-personnage. Après cette dernière expérience, je lui ai proposé, en 2001 je crois, d’imaginer un scénario de long-métrage en rapport avec une ville, sachant que Michel Butor était un grand voyageur. Je pensais pour des raisons personnelles m’aventurer à Turin, en Italie ; à la place, il me proposa Venise. De là est né, des années plus tard, le projet artistique Rouge Carpaccio. Il fallait que je puisse libérer du temps pour développer ce projet dans la bonne direction…

 

La mort de Michel Butor, survenue en 2016, a-t-elle changé la donne ?

Non. Mais j’aurais aimé, depuis que j’ai commencé à travailler sur le projet Rouge Carpaccio, avoir des échanges avec lui au sujet du récit-scénario qu’il avait écrit avec Mireille Calle-Gruber. Pour autant, j’ai gardé ce qu’il m’a fait découvrir avec Venise : l’apparence comme seul réel, le règne de l’illusion. Venise est une ville où l’on se perd, où l’on s’éprouve comme autre... Pour le projet artistique, j’ai conservé l’esprit du scénario original tout en lui donnant une structure plus accidentée et en la recentrant sur certains points.

Quel rapport Rouge Carpaccio entretient-il avec le peintre auquel le titre se réfère, Vittore Carpaccio ?

Le récit-scénario de Michel Butor s’intitulait Le Chevalier morose – un emprunt aux Esthétiques sur Carpaccio de Michel Serres : la figure du chevalier incarne bien cette obsession que l’héroïne a pour les éphèbes. J’ai souhaité nommer le projet Rouge Carpaccio, pour évoquer directement ce qui fait naître le désir chez l’héroïne, ce rouge très puissant que l’on retrouve dans les tableaux de Carpaccio, notamment dans Portrait d’un chevalier. Le rouge, son intensité, se fait perturbateur dans l’histoire et devient moteur de la narration. Et aussi sa signature.

 

Vous avez l’habitude de réinterroger les disciplines, de déconstruire le cinéma en présentant vos films aussi bien dans un format classique que dans des lieux d’exposition. En quoi Rouge Carpaccio s’inscrit-il dans cette démarche globale ?

Ce projet artistique, comme les précédents, est une matrice pour produire de nouvelles œuvres et de nouvelles réalités : la réalité qui est créée par le film de cinéma d’abord, puis celle qui sera créée par l’installation ensuite. Je construis un long-métrage et je le déconstruis pour l’exposition, en sélectionnant des scènes, en montant des rushs non utilisés, ou bien des scènes tournées spécifiquement pour cette version. Rouge Carpaccio devrait être une œuvre Janus, une œuvre à deux têtes : elle appelle la boucle, la spirale, le labyrinthe, qui matérialisent ce que j’ai ressenti à Venise – comme je l’avais fait auparavant au Brésil avec le film et l’installation Dédale. Ma vision de la réalité est à l’image des déambulations que l’on peut faire dans une ville comme Venise : toujours la même, et pourtant toujours différente.

L'Institut français et le projet

Pierre Coulibeuf a bénéficié du soutien de l’Institut français avec le programme « Résidences Sur Mesure » qui lui a permis de séjourner à Venise 2019 pour son projet Rouge Carpaccio. En savoir + sur les programmes de résidence de l’Institut français

L'institut français, LAB