Pierre Ducrozet
Berlin, Bangkok, Barcelone… À 37 ans, l’écrivain Pierre Ducrozet ne cesse de visiter le monde et d’en interroger les corps, les technologies et les réseaux. Il participait en mai aux Assises internationales du roman, organisées à Lyon par la Villa Gillet, sur le thème du « Temps de l’incertitude ».
Mis à jour le 17/06/2020
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Vous avez été professeur, libraire, chroniqueur littéraire, traducteur… Quelle place occupe l’écriture au milieu de ces activités toutes liées à la langue ?
J’aime que les choses circulent. J’ai été professeur de création littéraire à l'École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre dans la section dédiée qui a été créée par Gilles Collard, et devient un master cette année. J’ai accompagné cette initiative pendant trois ans. L’idée était qu’une école d’art intègre aussi l’écriture, la philosophie, les sciences humaines. Dans mon écriture elle-même, j’essaie de diversifier les choses. J’ai écrit un livre sur Barcelone, j’ai écrit pour la jeunesse, j’écris des chroniques pour la presse... J’ai commencé à écrire des scénarios, j’aimerais écrire pour le cinéma. J’aimerais avoir cette mobilité-là. L’écriture rayonne parce qu’elle n’est pas une obligation. C’est comme une constellation.
Quel regard portez-vous sur vos premiers romans — Requiem pour Lola rouge (2010), La vie qu’on voulait (2013), Eroica (2015) ?
J’ai un regard sans doute classique, indulgent : je souhaite qu’il y ait eu une avancée, une progression. Je dois justement relire ces jours-ci mon premier roman, Requiem pour Lola rouge, qui sort en poche en même temps que mon nouveau, Le Grand Vertige, en août. Je m’aperçois que des thèmes que j’ai développés par la suite étaient déjà là, comme la quête de l’intensité. Dans le premier, le personnage principal rencontre et suit Lola, personnage qui lui sert d’accélérateur… Dans le deuxième, quatre amis se mettent en quête d’un cinquième, qui est sans doute allé trop loin. Et dans Eroïca, Basquiat incarne une vie rêvée, fantasmée. L’Invention des corps et Le Grand Vertige vont quant à eux de pair, avec un travail sur le monde contemporain. Le premier s’intéresse aux corps, aux réseaux, à la violence ; le second au rapport au monde, au défi climatique.
Des romans tous deux également nourris de vos voyages, au Mexique et aux États-Unis pour le premier – en 2016, dans le cadre d’une mission Stendhal –, le deuxième en Asie, 2019-2020…
Je connaissais déjà le Mexique et la Californie, qui incarnaient pour moi deux pôles géographiques intéressants, et proposaient deux visions du corps très différentes. En Californie, j’ai rencontré des transhumanistes, visité des hackerspaces comme Noisebridge. Dans le sud du Mexique, j’ai rencontré des journalistes qui avaient enquêté sur les 43 étudiants disparus d’Iguala en septembre 2014, j’ai arpenté Mexico en compagnie d’un urbaniste. Cette mission a été importante pour retravailler les lieux, les redéfinir.
Pour écrire Le Grand Vertige, je suis parti cette fois au Népal, en Inde, au Sri Lanka, au Japon, en Indonésie et en Birmanie, pays qui est au centre du livre. Je raconte dans le roman l’histoire d’une figure essentielle de l’écologie, Adam Thobias, qui est chargé par une nouvelle commission d’envoyer des gens aux quatre coins du monde pour une grande enquête qui touche à l’énergie, aux déplacements, à notre rapport au vivant. On suit le parcours de ces missionnaires et l’on découvre peu à peu le sens caché de leur action. En somme, les personnages essaient de réinventer une manière d’être au monde, en mouvement, et d'appartenir à un ensemble– un thème qui, me semble-t-il, se joue en ce moment.
Vous êtes d’ailleurs intervenu en mai lors des Assises internationales du roman organisées sur le thème du « Temps de l’incertitude ». En quoi ce thème fait-il écho à votre travail ?
J’ai écrit, dans le cadre d’une table ronde, une lettre à l’adresse de jeunes de 13-14 ans – « Je vous écris de mon pays » – pour parler de la manière dont on peut transformer la peur en élan, et la crise en défi…Je suis également intervenu à propos du film Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, en racontant pourquoi il était important pour moi. Le danger immédiat qui nous guette avec le Coronavirus masque des lames de fond autrement plus importantes. Nous traversons une crise beaucoup plus large.
Votre position d’artiste se trouve-t-elle réinterrogée par la crise sanitaire ?
Quand je me balade en Asie et que je me déplace comme ces trois autres milliards de touristes, je sais que je participe à un désastre et que je dois m’interroger. Personne n’est pur ; je suis moi-même en porte-à-faux. Néanmoins, je pense qu’il y a des manières d’être conscient de sa place, de vivre plus harmonieusement avec la nature, et qu’il y a un nomadisme à réinventer – sans tomber pour autant dans l’austérité et le renoncement. Je sais aussi que, d’un autre côté, et avec les mêmes mots, la quête du mouvement perpétuel fait partie de la doctrine du libéralisme, qui aimerait que la vie soit la plus flexible, la plus liquide possible. Et je suis frappé par la facilité avec laquelle nous nous sommes mobilisés sur le COVID-19, comparée à notre incapacité à nous mobiliser autour d’autres enjeux. Jusqu’à quel point nos grands mots, nos grandes résolutions seront-elles suivies d’action ? Nous sommes face à une opportunité historique d’agir.
En 2016, Pierre Ducrozet est lauréat du programme Stendhal de l'Institut français, lui permettant de bénéficier d’une bourse d’écriture afin de se rendre aux Mexique.
Le programme Stendhal permet à des auteurs français ou résidant en France de partir dans un pays étranger travailler à un projet d’écriture en lien avec le pays.
En savoir + sur le programme Stendhal
En mai 2020, Pierre Ducrozet a participé aux Assises internationales du roman, organisées par la Villa Gillet dans un format virtuel, sur le thème du « Temps de l’incertitude ».