Rencontre avec Nicolas Philibert à l’occasion du Mois du film documentaire
Documentariste français, Nicolas Philibert multiple les rencontres, les thématiques et les observations du monde dans des films justes et sensibles. Ours d’or à Berlin pour « Sur l’Adamant » en 2023, il retrace sa carrière, sa méthode de travail et l’évolution du documentaire au fur et à mesure des années.
Régulièrement projetés dans le réseau culturel français à l’étranger, trois de ses films sont mis à l’honneur sur IFcinéma en ce mois de novembre, dans le cadre du Mois du film documentaire. Ils resteront disponibles sur la plateforme pour des projections publiques et non-commerciales partout dans le monde.
Mis à jour le 16/11/2023
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By Martin Kraft - Own work, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=129244514
Depuis le début de votre carrière, vous êtes devenu l'un des documentaristes phares du cinéma français. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à emprunter la voie du cinéma documentaire ?
Mon orientation vers le cinéma documentaire n’est pas le fruit d’un choix délibéré : je n’ai pas décidé, dès mes débuts, de consacrer ma vie professionnelle au documentaire. Les choses se sont faites de manière beaucoup plus inattendue lorsque j’étais assistant réalisateur sur « Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère … », de René Allio. J’ai rencontré Gérard Mordillat, également assistant réalisateur, et, à force de discussions, l’idée de réaliser un long métrage documentaire ensemble a surgi. Nous avons travaillé sur notre premier film, « La Voix de son maître », qui s’intéresse au discours patronal et au langage. Le plus curieux reste qu’à cette époque, je ne savais que très peu de choses du documentaire. C’est avec ce film que j’ai réellement souhaité m’intéresser à ce type d’écriture, de projet, et que j’ai commencé à découvrir mille et une façons de faire des films documentaires.
Votre cinéma est ponctué de rencontres, d'observations sensibles de milieux divers et de personnalités différentes. Comment choisissez-vous les thématiques de vos longs métrages ?
Les choses ne sont pas toujours identiques. Il y a des films qui mûrissent lentement quand d’autres idées surgissent. Ce qui est sûr, c’est que ce sont plutôt les thématiques qui viennent à moi et il faut vraiment que le projet s’impose. S’engager dans un film, c’est un tel investissement, un tel travail que, si ça ne se traduit pas par une forme de nécessité, je préfère ne pas y aller. Je peux rester des mois, parfois plus d’un an, sans avoir de projet et laisser les choses venir. C’est comme si, entre deux films, j’avais besoin de faire le vide, de laisser les choses en jachère durant un temps de latence.
En 2002, votre film Être et avoir a obtenu un grand succès, à la fois critique et public, avec de nombreux prix et une visibilité importante en salle. Que vous a apporté cette reconnaissance de votre travail ? Considérez-vous que ce documentaire a marqué un tournant dans votre carrière ?
Je dirais que oui, ce film a marqué un jalon important, mais qu’il n’est pas, pour moi, un film fondateur. Celui qui est, peut-être, plus fondateur, à mon sens, c’est « La Ville Louvre », dont l’origine est assez particulière. En 1988, j’étais simplement invité pour une journée de tournage dans le musée du Louvre, au moment de ses grands travaux. À cet instant, je dois filmer la sortie des réserves d’immenses tableaux, des opérations très délicates, et je découvre, ce jour-là, le travail en coulisses d’un grand musée. Je reviens finalement le lendemain, puis le surlendemain, avec une petite équipe, mais sans avoir d’autorisation. Alors que le musée est en pleine effervescence, on finit par tourner un véritable film, en pellicule, et la question du financement se pose alors. Avec mes producteurs, je réalise finalement une sélection d’images que je présente à Antenne 2, à La Sept et au directeur du Louvre, qui n’était pas au courant. Réticent au moment de découvrir les rushs, il m’encourage, après les avoir visionnés, à continuer et m’autorise à filmer. Pour moi, cela a représenté une sorte de tremplin et ça m’a permis de prendre confiance en moi après des années difficiles. Avec ce film, j’ai eu le sentiment d’être pleinement moi-même et c’est en cela que je le trouve fondateur dans ma carrière.
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Dans Le Pays des sourds, De chaque instant ou encore Sur l'Adamant, vous filmez le milieu médical et ses patients avec beaucoup de finesse. De quelle manière avez-vous organisé votre travail sur ces longs-métrages en particulier ?
En premier lieu, « Le Pays des sourds » n’est en rien un film à caractère médical. Je filme des personnes sourdes de naissance ou qui le sont devenues dans les premiers mois de leur vie, qui s’expriment en langue des signes et qui sont fières de cette langue. Mon désir est de renverser le regard éternellement porté sur les sourds : je ne montre pas des personnes en situation de handicap, mais des personnalités qui ont trouvé un système de communication. Dans « De chaque instant », je rends, cette fois, hommage au monde infirmier à travers un film en trois mouvements. Je ne crois pas que filmer en milieu médical suppose de prendre des gants particuliers. J’essaie toujours, et c’est valable pour tous mes films, de ne capter que ce que l’on veut bien me donner. Je ne souhaite pas forcer les portes ou les choses. Je m’attache à ne filmer que des personnes qui sont suffisamment conscientes pour être pleinement consentantes.
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Avec Sur l'Adamant, vous avez remporté l'Ours d'or à Berlin cette année. Qu'avez-vous ressenti au moment de recevoir cette récompense ? Quel a été l’impact du prix sur la carrière du film ?
J’ai été évidemment agréablement surpris et très heureux de ce prix. C’était déjà une joie que le film soit sélectionné en compétition dans un grand festival. Lorsque j’ai été explicitement invité à rester à Berlin le soir du palmarès, j’ai compris que le film y figurerait, mais je ne savais pas quel serait le prix. Je n’ai pas imaginé qu’il obtiendrait l’Ours d’or à ce moment-là et puis c’est arrivé. J’ai été très touché par les réactions d’amis documentaristes, qui se sont sentis émus, presque comme s’ils avaient eux-mêmes été récompensés. C’était très beau de la part de ces cinéastes. J’étais aussi heureux pour la psychiatrie, qui est vraiment en souffrance. L’Ours d’or a, en tout cas, certainement aidé la circulation du film en France et à l’étranger. Il a été distribué dans quarante pays : c’est magnifique de voir un documentaire en psychiatrie qui circule autant.
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Le cinéma documentaire est de plus en plus reconnu et mis en valeur, notamment dans les salles de cinéma. Quel regard portez-vous sur l'évolution de sa diffusion au fur et à mesure des années ? Avez-vous été particulièrement sensible au travail de certains jeunes documentaristes ?
Je suis heureux de voir les choses évoluer dans le bon sens, même si cela reste, pour nombre de jeunes documentaristes, un parcours du combattant. Il y a encore beaucoup de choses à corriger et à rattraper. Il est toutefois vrai que le documentaire est beaucoup plus visible que lorsque j’ai commencé. Je crois que, pour l’année 2022, plus de 140 documentaires sont sortis en salle. Cela représente plus de trois documentaires par semaine, ce qui est beaucoup. Dans les mentalités, il me semble pourtant que le documentaire reste encore envisagé comme s’il n’était pas vraiment un film. Mais réaliser un film de fiction est tout aussi difficile. Je ne suis pas arc-bouté sur la question documentaire : ce qui m’intéresse, ce qui me plaît, c’est le cinéma. On sait bien aujourd’hui que la frontière qui distingue le documentaire de la fiction est malléable, poreuse et qu’elle évolue avec le temps. Ce qui importe, c’est la dimension cinématographique des films et non leur rangement derrière telle ou telle étiquette.
Sur l'Adamant est le premier film d'un triptyque sur les unités intra-hospitalières du pôle Paris centre. Pouvez-vous nous parler des deux projets à venir, Averroès et Rosa Parks ?
« Sur l’Adamant » est effectivement le premier volet d’un triptyque. Je suis en train de terminer deux autres films qui formeront un ensemble. Le deuxième volet va s’appeler « Averroès et Rosa Parks » et le titre du troisième n’est pas encore définitif. Ils ont en commun d’avoir été tournés au sein du pôle psychiatrique Paris centre, qui est destiné aux patients des quatre premiers arrondissements de Paris. J’ai tourné le second volet à l’hôpital Esquirol, situé à Charenton, où les deux unités intra-hospitalières se nomment Averroès et Rosa Parks. Dans le troisième, il sera question des visites à domicile que font des soignants de l’Adamant.
Vos films ont beaucoup été projetés dans le réseau culturel (Instituts français, Alliances Françaises). Est-ce que vous avez un souvenir particulier à partager d’une projection ou d’une rencontre lors de vos déplacements à l’étranger ?
J’ai, en effet, souvent accompagné mes films à l’étranger parce que j’aime les rencontres, les voyages et qu’il est toujours riche d’aller montrer son travail au bout du monde. À mes débuts, j’ai fait quelques films d’aventures sportives et notamment des films de montagne. Vers la fin des années 1980, j’ai été invité par l’Institut français de Bucarest et je suis parti quelques jours en Roumanie montrer ces films. La salle était pleine à chaque projection. On était avant la chute de Ceausescu, dans une dictature atrocement pesante, où les gens n’avaient rien à manger et pas le droit de se chauffer à plus de quatorze degrés. À l’issue des projections, les spectateurs venaient me voir pour me demander des entretiens particuliers et j’acceptais de les rencontrer. Ils voulaient seulement me voir dans des parcs et pas au sein de l’Institut car ils craignaient les micros. Dans les parcs, les gens me demandaient de les aider à fuir. J’ai simplement pu aider un jeune alpiniste en l’invitant dans un festival en France et je crois qu’il en a profité pour fuir son pays. J’étais très secoué, désemparé et un peu impuissant par la situation du pays à cette époque.
Le Mois du film documentaire
Le Pays des sourds, De chaque instant et Sur l'Adamant sont disponibles sur IFcinéma, la plateforme cinéma de l'Institut français, pour des projections publiques et non-commerciales partout dans le monde, dans le réseau culturel français à l'étranger. En savoir +