Ruedi & Vera Baur
Graphiste de formation, Ruedi Baur a travaillé avec de nombreuses institutions dont le Centre Pompidou pour qui il a réalisé en 2000 la signalétique et l’identité graphique. Avec la sociologue, spécialisée en anthropologie visuelle, Vera Baur-Kockot, ils ont créé l’institut Civic City et s’intéressent aux relations entre architecture, urbanisme et territoire politique.
Mis à jour le 25/05/2021
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Le 12 avril 2020, en plein premier confinement, vous commenciez un carnet de bord. Des dessins exposés à l’Institut français de Casablanca dans le cadre de l'exposition "Et soudain le monde fut immobilisé”. Qu’est-ce qui a motivé ce projet ?
Ruedi Baur : Avec Vera, nous menons depuis un moment une réflexion autour des questions de désertion et de résistance. Il me semblait que ce moment particulier, ce moment de mutation, dépassait la pandémie et nous plaçait indéniablement dans une nouvelle narration. Ce journal de bord était un geste presque dadaïste, une sorte de « il vaut mieux en rire ». L’objectif était de faire que les citoyens retrouvent le pouvoir de penser et d’agir. Comment redonner du pouvoir, de la culture, de la démocratie et de la justice à ce moment précis ?
Vera Baur : C’est aussi une manière de se sauver dans un moment de désorientation. Comme dans Guerre et paix de Tolstoï, c’est la création qui sauve, qui permet de prendre du recul sur la situation.
Pourquoi avoir choisi la forme du « carnet de bord » ?
Ruedi : Je dirais plutôt que c’est une lettre ouverte quotidienne, une sorte de dialogue. Je n’étais pas très actif sur les réseaux sociaux, mais j’ai ressenti à plusieurs reprises que le travail que j’effectuais était partagé par d’autres, qu’il participait à une réflexion commune. Cela a motivé la poursuite de mon travail. Il me semblait nécessaire de garder un regard critique par rapport à ce moment si particulier et d’aller de l’avant, même si nous ne savons pas du tout de quoi sera fait demain. Cet été, j’ai posé la question « faut-il encore poursuivre ? » et j’ai eu une vague de « oui, oui, il faut continuer ! ».
Dans le contexte de crise sanitaire, comment s’est déroulé votre processus créatif ?
Ruedi : C’était pour moi un rituel quotidien. Selon la complexité du dessin et du message, cela pouvait représenter deux à trois heures de travail chaque jour.
Vera : Pour Ruedi, c’était aussi un moyen de vivre avec ce moment de violence extrême.
La crise sanitaire a-t-elle influencé votre manière de concevoir vos projets, tel que celui de l’Étrange nuit du design pour lequel vous avez rassemblé 70 intervenants du monde entier ?
Ruedi : On a été confrontés pendant ces confinements à une absence de pouvoir local. Tout ce qui relevait de l’espace public a été très affecté par l'interdiction de circuler. Heureusement, on retrouve ce printemps, cette envie de vivre ensemble et d’être de nouveau dans la proximité.
Vera : Dans ce contexte de crise, il faut réinventer et ré-imaginer. Il faut faire et en même temps, résister. L’Étrange nuit du design s’est déroulée en octobre dernier au Tri Postal à Lille, à l’occasion de Lille Capitale Mondiale du Design 2020. L’événement a pris la forme de vingt-quatre heures consécutives d’entretiens à travers le monde, diffusés en direct sur les réseaux sociaux. L’idée était de réfléchir collectivement au rôle du design face à la crise de la Covid et au futur de notre société. Créateurs, artistes, théoriciens du design, ont fait conjuguer leurs points de vue le temps d’une nuit pour élaborer une pensée critique autour du rôle du design.
Dans le cadre de la Foire du Livre de Francfort en 2017 alors que la France était l’invitée d’honneur, vous avez été sollicité par l’Institut français pour réaliser la signalétique et la scénographie du Pavillon français. Comment avez-vous imaginé ce projet ?
Ruedi : Les questions de plurilinguisme et de « pluriculturalité » nous intéressent beaucoup et nourrissent depuis longtemps notre travail. Nous avons essayé de faire d’un pavillon “français”, un pavillon “de la langue française” en mettant en avant la relation entre les langues française et allemande.
Véra : Nous avons imaginé un pavillon dans lequel on peut prendre le temps d’échanger, d’écouter et de lire, comme une fête de la langue. Les mots et leurs imaginaires reliaient l’espace, et la signalétique transmettait le contenu.
Ruedi : Le défi était de taille parce que le pavillon était situé dans un hangar très brutal. L’une des premières étapes a été pour nous de transporter 30 000 livres sur place. Des livres qui ont ensuite été redistribués dans des bibliothèques en Afrique. Autre point important, l’ensemble du pavillon était en sapin. Il avait donc une odeur, ce qui est rare dans ce genre d’événement. Enfin, les enseignes étaient bilingues. Il n’était pas question de traduction mais de faire rencontrer les langues et les textes. Nous essayons comme à chaque fois de relier la forme et son contenu.
Les questions de la langue et du plurilinguisme dans l’espace public sont au cœur de vos recherches. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces problématiques ?
Ruedi : Nous avons commencé à travailler sur ces questions à Zurich dans les années 2000 après avoir réalisé certains projets comme le Centre Pompidou, où le plurilinguisme était très présent. À Zurich, nous nous sommes posés la question des pictogrammes : est-ce que l’image peut être un objet de traduction linguistique ? Nous avons aussi beaucoup travaillé sur la cohabitation entre les signes, la langue chinoise et les langues latines, sur les structures linguistiques et sur la rencontre de langues multiples. D’ailleurs, le projet du Grand Paris Express va se construire en cinq langues.
En 2011, vous avez créé l’institut européen Civic City afin de mettre le design au service des citoyens. Pourriez-vous nous parler de votre façon d’aborder le design à travers les projets que vous menez au sein de votre association ?
Ruedi : Civic City est un réseau de personnalités internationales de toutes disciplines que nous confrontons à différentes problématiques. Ensemble, nous avons par exemple abordé la notion de villes-jumelles et d’espace public en tant que lieu d’échange. Une quinzaine de collègues de Civic City ont lancé des projets d’enseignement dans des écoles et universités sur ce sujet et le résultat des recherches a été présenté au Centre Pompidou en 2018.
Véra : Civic City est un réseau de confiance. Quand nous lançons un appel, nous proposons à nos collègues de s’approprier le thème. L’idée, c’est que chacun y trouve son compte. Ce n’est pas vraiment une thématique, nous n’avons pas de réponse en tête, mais nous avons besoin de cette collectivité. C’est une question de partage et d’intelligence collective.
Ruedi : Ce qui est très beau dans le design, c’est qu’on ne sait jamais. On a beau tout prévoir, tout concevoir, il y a ce moment où la porte s’ouvre et soit ça marche, soit ça ne marche pas.
Quels sont vos projets en cours ou futurs ?
Ruedi : La fondation Rosa Luxemburg à Genève nous a proposé d’organiser une nuit des droits sociaux mondiaux. Nous allons penser la coordination des droits des travailleurs, pour qu’ouvriers comme employeurs, nous ayons tous les mêmes conditions de travail où que l’on soit à travers le monde.
Véra : Avec des syndicats, des militants et des juristes, nous allons reformuler cet enjeu en repensant les droits de l’homme dans une logique décoloniale. La première étape aura lieu en avril prochain.

L’Institut français s’est associé au projet de Ruedi et Vera Baur « Et soudain le monde fût immobilisé » né pendant le premier confinement en 2020. Ce projet se décline en une série de dialogues filmés avec des designers, une exposition qui a été présentée à l'Institut français du Maroc d’octobre 2020 à janvier 2021 et une nuit d’échanges autour du design dans le cadre de Lille Métropole Capitale mondiale du design (dont l’Institut français était partenaire).