Sahra Mani : son combat pour la liberté et les droits des femmes
Sahra Mani est une réalisatrice afghane. Son dernier documentaire Bread and Roses offre un regard sur les femmes en Afghanistan qui se battent contre les talibans. Elle travaille également sur Mélodie de Kaboul, un documentaire encore en phase de création après avoir reçu le soutien de La Fabrique cinéma de l’Institut français en 2021.
Mis à jour le 09/11/2023
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Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à la réalisation et comment avez-vous réussi à atteindre vos objectifs ?
Ma mère m’a offert un appareil photo quand j’étais jeune et j’ai commencé à prendre des photos. J’ai également commencé à lire de la littérature internationale. Ensuite, j’ai travaillé comme journaliste pendant quelques années. Au début, mon rêve n’était pas de faire des films. C’est mon arrivée à Londres qui a marqué le début de mon parcours en tant que réalisatrice. J’ai fait une licence en cinéma à l’Université métropolitaine de Londres, puis un Master en documentaire à l’Université des Arts de Londres (UAL). Comme je venais de la photographie, de la littérature et du journalisme, j’ai trouvé ma place dans le documentaire.
Pendant mes études à l’UAL, je repartais en Afghanistan dès que je le pouvais. J’ai réalisé de nombreux films en tant qu’étudiante, là-bas et à Londres. Lorsque j’ai obtenu mon diplôme en 2012, je me suis installée en Afghanistan pour continuer de travailler. Nous avons tellement d’histoires qui attendent d’être racontées, en particulier sur les femmes et les enfants, et sur la manière dont les politiciens et les décisions politiques peuvent avoir un impact sur la vie des gens et changer leur destin pour toujours. Le documentaire est un outil très puissant. J’aime la façon dont il me permet de raconter des histoires et d’appeler au changement.
Votre premier documentaire, A Thousand Girls Like Me, raconte l’histoire d’une victime d’inceste et son combat pour que justice soit rendue. Réalisé en 2018, il révèle les abus subis par les femmes avant même l’arrivée au pouvoir des talibans. Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser ce documentaire et avez-vous été confrontée à une certaine résistance pendant le tournage ?
Il s’agissait de mon premier long-métrage documentaire, mais j’avais déjà réalisé onze ou douze courts-métrages. J’avais également travaillé sur deux autres documentaires, mais qui n’ont pas vu le jour alors qu’ils étaient presque terminés pour des raisons politiques et à cause de la situation en Afghanistan.
Il s’agissait d’un sujet sensible pour les Afghans, qui ne voulaient pas croire que l’inceste existait dans la société musulmane. La vérité est que l’inceste existe dans toutes les sociétés. La différence réside dans le fait que, dans les sociétés démocratiques, nous pouvons en parler, contrairement aux sociétés conservatrices. Si les femmes en parlent, elles sont blâmées. Elles sont considérées comme des femmes adultères ou menteuses. Dans le cas de mon personnage, le juge pensait qu’elle avait eu d’autres aventures et qu’elle reprochait à son père innocent la naissance de son enfant. L’Afghanistan est l’un des pays les plus corrompus au monde, surtout en ce qui concerne le système judiciaire. Une victime de viol peut attendre trois à dix ans avant d’obtenir justice. Qui est prêt à endurer cela, surtout dans le cas d’un inceste ? Sans oublier qu’il n’existe pas de tests ADN en Afghanistan et qu’il est donc impossible de prouver qui est le père d’un enfant. Je pensais que ce contexte m’empêcherait de terminer le film, mais j’étais déterminée à le faire, même si c’était la dernière chose que je ferais.
Obtenir un financement n’a pas été facile. Les gens pensaient que le sujet était trop sombre et que le film ne trouverait pas son public. En fin de compte, le festival du film de Sundance a décidé de m’aider, puis Iftar a également répondu présent. Mais je n’ai pas réussi à trouver de sponsor pour la télévision. Lorsque je suis arrivée en France, la postproduction a duré deux ans de plus.
Il était important pour moi de terminer ce film pour donner une voix à cette femme. Je me suis dit que cela donnerait éventuellement le courage à d’autres femmes de sortir du silence et de parler du viol ou de l’inceste. Et c’est ce qui s’est passé. Après la sortie de mon film, il y a eu deux ou trois autres cas de femmes qui se sont adressées aux médias pour parler de harcèlement et de viol. Dans l’un de ces cas, une fille avait été violée par le mari de sa mère. Un autre cas concernait un entraîneur de football qui exigeait des faveurs sexuelles des membres de son équipe et refusait de les laisser jouer dans l’équipe internationale en cas de refus de leur part. C’est incroyable de voir à quel point un film peut avoir un impact sur la société. La réalisation de documentaires doit être considérée comme un travail très sérieux.
Pour votre documentaire Mélodie de Kaboul, qui est toujours en cours de réalisation, vous avez bénéficié du soutien de La Fabrique Cinéma de l’Institut français. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ? Avez-vous un partenaire français ?
Ce documentaire traite de la seule école de musique en Afghanistan. Les talibans étant opposés à la musique et aux musiciens, ils ont toujours menacé l’école. Ils envoyaient des lettres de menaces au directeur pour qu’il ferme l’école. L’école a tenu bon jusqu’à la chute de Kaboul. À partir de cet instant, les musiciens se sont cachés en vivant dans la peur ou ont quitté le pays. Aujourd’hui, l’école de musique est une base militaire pour les talibans. Il est essentiel de raconter comment cette société en est arrivée au point où la seule école de musique du pays, censée former la prochaine génération de musiciens, forme aujourd’hui la prochaine génération de terroristes.
Je suis très reconnaissante à La Fabrique Cinéma. Avant la chute de Kaboul, j’ai été invitée à Cannes pour un atelier, une formation et une mise en relation avec d’autres professionnels pour discuter du projet. Cela nous a permis d’avoir une première prise de contact avec l’industrie. Mais ils n’étaient pas en capacité de nous fournir les fonds nécessaires pour terminer le film. J’ai tourné de 2015 à 2022, mais je peine encore à trouver du soutien pour terminer Mélodie de Kaboul. Lorsque Kaboul est tombée aux mains des talibans, je m’attendais à ce que les artistes et cinéastes afghans s’exprimant sur la situation bénéficieraient d’un certain soutien, mais ce ne fut pas le cas.
Votre dernier documentaire Bread and Roses montre comment les femmes afghanes sont privées de leurs droits par les talibans et comment certaines tentent de résister. C’est Jennifer Lawrence qui vous a demandé de réaliser ce film. Dans quelle mesure avez-vous eu le contrôle de la création et comment avez-vous pu réaliser ce film dans un pays sous le joug des talibans ?
J’avais un peu tourné avant de quitter le pays en 2021. Ensuite, j’ai travaillé avec une organisation caritative allemande composée de femmes réalisatrices, appelée Slado. Elle aidait les femmes en Afghanistan en leur fournissant de la nourriture, des médicaments et de l’argent pour survivre. Quelques femmes ont commencé à m’envoyer des vidéos sur leur vie. Je n’avais pas l’intention de faire un film, mais j’ai pensé qu’elles pourraient servir d’archives dans le cadre de l’histoire du mouvement des femmes en Afghanistan. Certaines de mes connaissances me demandaient sans cesse de faire quelque chose avec ces vidéos. Mais après huit ans de tournage pour Mélodie de Kaboul, sans aucun soutien pour le terminer, je me demandais comment je pourrais commencer un autre film.
C’est alors que j’ai reçu un e-mail du bureau de Jennifer Lawrence et de Justine Ciarrocchi (productrice) me disant que si j’avais un projet en tête, elles seraient heureuses de m’apporter leur soutien. C’était magique. J’ai plutôt l’habitude de voir des portes closes, malgré mon travail acharné. Je ne m’attendais pas à ce que les choses soient un peu plus faciles. Mais c’était quand même beaucoup de travail. J’ai dû me rendre à la frontière afghane pendant deux ans, travailler avec mon équipe en France, à New York, à Los Angeles et à Kaboul pendant que j’étais en Iran, tout en sachant que nous pouvions, mon équipe à Kaboul et moi-même, être en danger. Nous avons travaillé avec un budget très modeste afin de pouvoir terminer le projet rapidement. Je ne sais pas comment j’ai fait, mais c’est arrivé.
Jennifer et Justine m’ont fait confiance pour terminer le film. Ce sont des femmes extraordinaires, de véritables artistes. Elles sont venues dans la salle de montage en Suède pour regarder et discuter du premier montage.
J’étais consciente que le nom de Jennifer ne suffirait pas. Je devais aussi faire de mon mieux. Le film est plus important que nous tous. Il s’agit des femmes afghanes qui se battent contre les terroristes parmi les plus dangereux au monde. Elles m’ont confié leurs histoires dans l’espoir que je puisse faire entendre leur voix.
Pourquoi ce titre ?
À la base, il s’agit d’un slogan que les femmes scandaient dans les rues de Kaboul. Elles demandaient du pain, du travail et la liberté. Il fait également référence à un vieux poème, intitulé Bread and Roses, sur les femmes américaines qui se battent pour leurs droits. Elles voulaient le respect et l’égalité. Il peut faire référence à ces deux choses, mais le plus important est le message scandé par les femmes de Kaboul.
Bread and Roses a fait l’objet d’une projection spéciale à Cannes au début de l’année. Lors d’une interview, vous avez déclaré que vous aviez l’impression que l’Occident avait tourné le dos à l’Afghanistan. Quelles en sont les conséquences et espérez-vous que le documentaire permettra de sensibiliser l’opinion publique ?
J’espère que le documentaire sensibilisera les gens en montrant la réalité de ce qui arrive aux femmes en Afghanistan.
Je ne sais pas si le monde prendra ses responsabilités, mais ce qui se passe là-bas aujourd’hui pourrait vous arriver demain. Chaque semaine, des millions de dollars sont versés aux talibans au titre de l’aide humanitaire, mais nous ne pouvons pas leur faire confiance pour qu’ils les dépensent à cette fin. Nous devons partir du principe qu’ils peuvent utiliser cet argent pour préparer des enfants issus de familles pauvres et augmenter leurs effectifs. Il s’agit d’un risque énorme pour le monde entier, car ils ne resteront pas en Afghanistan et ne se contenteront pas de s’attaquer uniquement aux femmes afghanes.
L’Afghanistan est une zone géopolitique importante. En effet, la Russie, l’Iran, la Chine, l’Inde et le Pakistan veulent tous être amis avec les talibans. Comme certains de ces pays sont des puissances nucléaires, c’est très inquiétant. Aujourd’hui, nous implorons un soutien pour les femmes afghanes et personne ne nous écoute, mais demain, la situation sera pire. Nous jouons avec le feu.
Savez-vous si le film sortira en France ?
En raison de la grève des scénaristes, nous n’avons pas encore pu sortir le film. Mais nous aimerions beaucoup qu’il soit présenté en avant-première en France. Il est important que tout le monde voie ce film.
Avez-vous de l’espoir quant à l’avenir des femmes et des filles en Afghanistan ?
Je suis optimiste parce que les femmes ont été les premières à se dresser contre les terroristes et à se battre pour leurs droits. Et elles continuent de se battre. Il y a beaucoup d’écoles en ligne. Les femmes et les jeunes filles étudient chez elles ou essaient de quitter le pays pour aller étudier. Mais elles ont besoin de soutien. Les dictateurs ne restent pas éternellement au pouvoir. Plus vite nous réagirons, plus vite nous pourrons les arrêter.
Avez-vous des projets pour l’avenir ?
J’aimerais terminer Mélodie de Kaboul et je suis en train de réaliser un nouveau documentaire intitulé Dream of Great Gardens, qui porte sur la vie et l’enfance de ma mère. Il s’agit d’une combinaison de documentaire et d’animation. Ce projet est en cours de réalisation et Mélodie de Kaboul est en phase de postproduction.