Samuel Suffren, réalisateur lauréat de « Visas pour la création »
Réalisateur et producteur, Samuel Suffren dirige l'association Kit, un collectif de photographes et de cinéastes haïtiens à Port-au-Prince. En tant que lauréat 2022 du programme Visas pour la création de l’Institut français, il a été accueilli en résidence à la maison des écritures du Centre Intermondes de la Rochelle pour son projet de long-métrage, Je m’appelle Nina Shakira. Récipiendaire du prix Paul Robeson au FESPACO 2023 pour son film Agwe, il évoque son pays, mais aussi le phénomène migratoire, dans des œuvres éclectiques. Entre deux projets, il nous parle de ses principales inspirations et d'une terre à l'héritage imposant.
Mis à jour le 26/05/2023
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Pouvez-vous revenir, en quelques mots, sur votre parcours ? À quel moment est née votre passion pour le cinéma ?
Ayant été longuement photographe, mon attrait pour le cinéma vient de cette premièrement passion. J'ai après rencontré une communauté de cinéphiles venant la plupart du ciné Institute de Jacmel en Haïti. Ensuite est née l’idée d’un club de cinéma. Durant cette époque, on visionnait des films de Wong Kar-Wai, Ousmane Sembène, ou encore de Pier Paolo Pasolini, qui m'ont énormément marqué. Ma vision photographique commençait à être imbriquée de cet univers cinématographique qui m’a donné une envie de narrer quelque chose différemment de ce que je voyais sur Haïti. J'ai alors ressenti le besoin de raconter le pays avec une vision de l'intérieur.
Vous dirigez l’association Kit, un collectif de photographes et de cinéastes haïtiens basé à Port-au-Prince. Quel a été le point de départ de ce projet ?
Le point de départ reste, à nouveau, la création du ciné-club. Nous étions une vingtaine et avions une petite salle en bas de chez moi, où nous regardions des films chaque dimanche. Nous avons ensuite voulu lancer le mois du documentaire puisque c'était un genre difficile à visionner et, finalement, nous nous sommes dit qu'il serait plus intéressant d'en faire profiter plus de personnes. Le mois du documentaire est finalement devenu la semaine du documentaire et nous avons imaginé un festival, qui en est aujourd'hui à sa 5e édition. Nous avons créé une plate-forme de contenus multimédias en ligne et organisons également des formations en audiovisuel pour initier plus de jeunes au métier.
Votre film, Agwe, évoque les problématiques migratoires et le phénomène boat-people. Quelle a été votre inspiration majeure lorsque vous avez choisi de mettre en scène cette histoire ?
Je suis né avec le fantasme du rêve américain car mon père voulait à tout prix partir aux États-Unis. Il a pris un bateau en 1980 pour USA, alors qu'il avait 30 ans, et s'est retrouvé vingt-deux jours en mer sans jamais arriver à destination. Heureusement, lui et les autres occupants ont été secourus par un bateau commercial qui rentrait en Haïti. Mon père m'a longuement raconté cette histoire et il souhaitait que j'aille aux États-Unis. Entre-temps, j'ai voyagé dans plusieurs pays dans le monde, mais je n'ai pas encore été aux USA, peut-être à cause de ça. Mon père est finalement décédé sans jamais y avoir mis les pieds et, depuis, j'ai développé une sorte d'obsession sur le sujet. Comment quelqu’un peut laisser sa terre natale, sa patrie pour prendre un bateau vers un rêve incertain ? Je me suis donc intéressé à la personne qui reste et à la manière dont on peut attendre son mari, sa femme, son enfant, pendant dix, quinze ou vingt ans, parfois sans espoir de retour.
Agwe a reçu le prix Paul Robeson pour les films des diasporas au Festival FESPACO en 2023. Cette récompense a-t-elle eu un impact sur la diffusion du film ?
J'ai surtout été très content et fier que le film ait été aussi bien reçu à FESPACO car je m'identifie beaucoup au cinéma africain. Être reconnu par ses pairs, c'est définitivement très important. Le film a tout de même eu des sélections majeures avant d'arriver à FESPACO, mais ce prix a été un tournant, une reconnaissance, qui a été pour moi d'une grande valeur. Il y a eu, ensuite, des demandes pour être diffusé dans des festivals internationaux, des musées en France ou encore des universités aux USA, qui donne à cette récompense une résonance encore plus spéciale.
Votre long métrage à venir, Je m’appelle Nina Shakira, s’inspire du texte Les Immortelles de Makenzy Orcel. Pourquoi avez-vous décidé d’adapter ce roman ?
Je me rappelle très bien du jour où j'ai lu « Les Immortelles » de Mackenzy Orcel, pour la première fois : j'étais en vacances, dans une petite maison, et j'ai été profondément bousculé par ce texte très court, construit en fragments. Dès le départ, je me suis dit « je vais l'adapter ». J'ai réellement senti un texte derrière lequel il était impossible de mettre un sexe, de dire s'il provenait d'un homme ou d'une femme. Ce livre m'a habité durant des années : j'ai pensé qu'il y avait un grand travail à faire pour le porter à l'écran, d'autant qu'il va être le premier roman adapté par un Haïtien.
En 2022, vous avez été lauréat du programme « Visas pour la création » de l’Institut français et avez ainsi pu bénéficier d’une résidence à la maison des écritures du Centre Intermondes de la Rochelle. Comment cette aide vous a-t-elle permis d’avancer sur la réalisation du film ?
Avoir du temps pour écrire en Haïti est devenu un véritable luxe. À Port-au-Prince, c'est encore plus difficile tant la ville est désormais un espace chaotique. Cette aide a été très profitable pour moi : j'étais isolé dans une maison avec un temps précieux à disposition. J'ai pu retravailler le texte scénaristique et ramener une imagination filmique au roman qui se démarque de son approche littéraire. Adapter un texte peut-être quelque chose de très violent, car il consiste à bloquer l’imagination du lecteur et lui proposer un autre univers visuel, dès fois même figé. Il fallait que j’aie tu temps pour m’approprier du roman et me donner une réelle liberté dans la proposition de mise en scène.
Actuellement, vous participez à l’exposition collective, Entre là, une réflexion sur l’insularité, à la Casa Conti. Comment s’est déroulée cette collaboration ?
J'ai été contacté par la commissaire Claire Luna, qui avait vu Agwe et voulait me proposer de faire partie d'un collectif de cinéastes ayant évoqué l'insularité. J'ai accepté car il me semblait important qu'un autre public ait accès à ce film et puisse découvrir la problématique de l'ailleurs, de la migration. J'aimais aussi l'idée que le film se passe en boucle dans un espace hermétique. J'ai déjà eu plusieurs projections en musée dans ma carrière et j'apprécie beaucoup ce phénomène de boucle, où, à chaque passage, tu aperçois quelque chose que tu n'avais pas encore vu. L'idée du collectif m'a également beaucoup parlé et je suis vraiment heureux du parcours du film aujourd'hui.
Quels sont vos prochains projets ? Votre long métrage de fiction, Je m’appelle Nina Shakira, a-t-il une date de sortie ?
Pour l'instant, nous n'avons pas de date de sortie pour Je m'appelle Nina Shakira, nous sommes vraiment en train de le développer. C'est important pour nous de prendre le temps de le produire car c'est un projet couteux et il faut rappeler qu'en Haïti, il n'y a aucune subvention de l’État. Je travaille également sur une trilogie, dont le premier volet est Agwe, et je viens de terminer le deuxième court métrage La Cassette. Ici, c'est l'homme qui attend une femme qui a voyagé en bateau. Il devrait être diffusé à la fin de l'année en festivals. L'année prochaine, j'enchaîne la dernière partie, centrée autour de l'enfant qui attend. J'ai aussi en projet le documentaire sur mon père, « Lòtbò », « De l'autre côté de la mer », qui aborde la vision du rêve américain de mon père et mon rêve haïtien.