Sarah Chiche
À l’occasion de la sortie de son troisième roman, Les Enténébrés, l’auteure et psychanalyste Sarah Chiche revient sur quelques-uns des thèmes qui ont ici animé son travail d’écriture : l’amour fou, les temps de la fin, le réchauffement climatique et le poids de l’Histoire sur nos existences individuelles et collectives.
Mis à jour le 15/02/2019
5 min
Pourriez-vous nous présenter votre roman ?
J’ai tenté de tracer une fresque qui s’étend de la fin du XIXe siècle à nos jours, où le climat et l’Histoire sont des personnages à part entière. Tout commence au cœur de l’été 2015, alors qu’une vague de chaleur tout à fait inhabituelle s’attarde sur l’Europe. Une femme se rend en Autriche pour écrire un article sur les conditions de vie des réfugiés fuyant la guerre. Elle tombe amoureuse d’un musicien célèbre, et commence alors une relation passionnelle, alors qu’elle est par ailleurs en couple avec un autre homme. Commence alors pour elle une double vie. Au cours d’une enquête sur l’extermination d’enfants dans un hôpital psychiatrique autrichien, les fantômes de cette femme ressurgissent. On se retrouve soudainement transporté en Afrique de l’Ouest au moment de la décolonisation, puis dans la France des années 1950, qui git encore sous les décombres de la Seconde Guerre mondiale, puis au milieu d’un cercle de musiciens nés avec la Révolution industrielle, à la fin du XIXe siècle, pour enfin revenir à l’époque actuelle.
Qu'est-ce qui a été à l'origine du livre ?
Je trace dans ce livre un parallèle entre écologie terrestre et écologie psychique. Comment le dérèglement climatique peut-il être un catalyseur de nos dérèglements individuels ? Je pense par exemple qu’il est possible de rapprocher les grands incendies qui ont ravagé la Californie, la canicule qui a consumé récemment l’Australie, des feux de la passion amoureuse : les uns étant aussi destructeurs que les autres. Les personnages de ce roman sont marqués par une tendance à l'excès : excès de tristesse, excès de mélancolie, excès de douleur ou de joie. Ils sont parfois bien médiocres, parfois un peu lâches. Mais cependant courageux. Ce sont des enfants, des femmes, et des hommes qui vont au-devant des vagues, au risque de se noyer. Il y a peut-être dans ce roman l'idée que l'amour – y compris dans ce qu’il a de plus extrême – est aujourd’hui, en cette époque parfois triste, accablante, terriblement cynique, un des ultimes espaces de dissidence et de liberté.
Vous vous êtes rendue en Autriche en 2015, en pleine crise migratoire, pour voir de vous-même ce qu’il s’y passait…
Quand, à la fin de l’été 2015, j’ai appris que l’Autriche ouvrait ses frontières aux réfugiés qui fuyait leurs pays en guerre, il m’a semblé indispensable de ne pas rester derrière mon écran mais d’aller directement sur place. Derrière ces personnes qui débarquaient de trains venus de toutes parts, et marcher, sur les quais de la gare centrale de Vienne, hagards, somnambuliques, yeux exorbités, j’ai vu d’autres corps, d’autres visages. Je pensais aux Marches de la mort de la fin de la Seconde Guerre mondiale, durant lesquelles des déportés soudain surgis des camps regagnaient leur pays à pieds, dans un état de délabrement physique extrême. Certaines choses ne peuvent pas être inventées : elles doivent absolument être documentées.
L’héroïne de ce roman porte votre prénom, Sarah. Est-ce un double de vous-même ?
Ce roman n’est ni une autobiographie ni une autofiction, et ce pour deux raisons. D’abord parce que ce serait méconnaître tout le jeu intertextuel que l’on peut y trouver : tableaux de Goya, de Bruegel, ainsi que des fragments du film L’Empire des sens d’Oshima, du Voyage d’hiver de Schubert, de Tristan et Isolde de Wagner, un pastiche assumé de Thomas Bernhard, et de multiples références à l’art européen. Ensuite parce que parler de « double littéraire » n’a pour moi aucun sens, cela supposerait un moi, un centre, or je n’ai pas de centre ailleurs que dans l’écriture.
Ce roman fait-il écho à vos précédents ouvrages ?
Si l’on veut trouver des résonances entre Les Enténébrés et le reste de mon travail, il faut chercher dans ce que j’ai écrit sur la mélancolie dans Personne(s) mais aussi dans mon Histoire érotique de la psychanalyse. J’ai composé ce dernier essai et le roman comme un diptyque. Les deux livres peuvent tenir de façon tout à fait autonome, mais ils ont beaucoup de points communs, à commencer par le fait d’être très « autrichiens ». Ils sont également l’un comme l’autre marqués par des interrogations sur l’amour fou, sur le fait de refuser la tiédeur, de préférer l’excès, le feu, au risque de se brûler. Il est difficile d’être à la hauteur de l’amour. Au cours d'une vie, on peut parfois se comporter de façon tout à fait médiocre, mais aussi tout à fait grandiose.
À notre époque, est-il encore possible d’agir ?
La question reste de savoir si nous avons le droit d’être heureux alors qu’il y a tant de malheur dans le monde. Nous sommes tous déformés, détruits, grandis par les mouvements de la Grande Histoire. Ils nous traversent. Les guerres et les révoltes nous façonnent, et ont des incidences sur nos comportements individuels. Je crois que nous sommes aujourd’hui confrontés à des choses extrêmement graves, et que nous nous acheminons, lentement, irrémédiablement vers une fin, mais cela n’empêche pas des interstices de joie, de liberté et de désir. Quoi qu’il arrive, et jusqu’au bout, il importe d’agir et de s’engager.
Lauréate du programme Stendhal de l'Institut français, Sarah Chiche a séjourné en Autriche en 2016.
Le programme Stendhal permet à des auteurs français ou résidant en France de partir dans un pays étranger travailler à un projet d’écriture en lien avec le pays. En savoir + sur le programme Stendhal