Smaïl Kanouté, danseur et chorégraphe
Dans le cadre du dispositif d’accompagnement à la jeune scène chorégraphique de la Caisse des dépôts, Smaïl Kanouté est le premier lauréat de la bourse de mobilité résultant du partenariat entre l’Institut français et la Caisse des dépôts. Danseur et vidéaste, il a fait de son rapport à l’écriture et du dialogue entre les cultures le point de départ de son travail.
Mis à jour le 11/04/2022
10 min
Comment en êtes-vous venu à la danse ? En quoi est-ce lié à votre histoire personnelle ?
C’est pendant un échange universitaire à Rio de Janeiro que j’ai commencé la danse, en rencontrant le frère de la chorégraphe Raphaëlle Delaunay qui m’a fait passer une audition pour la pièce Bitter Sugar, que j’ai interprété pendant un an et demi. Je suis ensuite sorti diplômé des Arts Décoratifs en 2012. En 2014, j’ai passé une autre audition au Centquatre, à Paris, pour Heroes de Radhouane El Meddeb, ce qui m’a permis de suivre la création d’un spectacle de A à Z. Cette aventure m’a donné envie de créer ma propre compagnie, Vivons, qui est née deux ans après, dans le but d’allier danse, performance et arts visuels. Cette compagnie est un laboratoire qui permet d’expérimenter toutes sortes de dialogues entre la peinture, l’art numérique, la danse, le graphisme. En 2019, j’ai créé mon premier mon premier spectacle solo, les Actes du désert, à partir de l’arbre généalogique de ma famille que j’ai recueilli auprès d’un vieil homme dans le village de mes parents. En parallèle, j’ai créé beaucoup de vidéos de danse, un format qui me permet d’amorcer un premier geste artistique avant d’éventuellement le développer pour la scène. Depuis 2020, j’ai commencé un triptyque composé de Never Twenty One, sur la violence des armes à feu, Yasuke Kurosan, sur un samuraï africain, et So Ava sur une communauté lacustre vaudou que j’ai pu rencontrer au Bénin.
Vous vous définissez comme un « choré-graphiste », en raison de votre formation en arts graphiques. Quel est votre rapport à l’écriture ?
Dans mon travail, je pars toujours de la poésie, qu'elle soit sonore, visuelle ou liée aux mots. La parole n’est pas un outil facile pour moi, parce que je suis bègue. Le rapport avec les mots était difficile au début, j’en suis donc passé par la poésie pour me familiariser à ma manière avec les mots.
Régulièrement, vous dansez dans des espaces qui ont aussi été investis par les images des autres (Tino Sehgal, Evans Mbugua, Moriyama Tomatsu). Qu’est-ce que cela signifie pour vous, de faire entrer votre pratique en résonance avec celle d’autres artistes ?
Ces collaborations sont importantes pour moi : seul, je ne peux pas tout dire. J’ai besoin des autres artistes et des autres médiums pour réussir à en dire le plus possible. La rencontre entre deux artistes est très importante pour moi, car elle permet de créer des nouveaux imaginaires. Et ce sont ces nouveaux imaginaires qui font avancer les choses. L’art est pour moi une recherche permanente.
La danse est souvent, avec le théâtre, rangée dans la catégorie des « arts vivants ». Pourtant, vous n’hésitez pas à l’associer à l’utilisation de la vidéo. Pourquoi avez-vous ressenti cette nécessité ? Quels sont les enjeux propres à cette mise en image du corps ?
Je viens des arts visuels, et j’ai aussi une formation de graphiste. L’image a donc toujours été pour moi le premier outil : dès le départ, je voulais mélanger la danse aux arts visuels. Pour moi, la vidéo, c’est un autre espace-temps par rapport à la scène. Cela me permet de créer de nouveaux imaginaires et de distiller, de transformer le temps comme je veux. La vidéo, c’est un peu magique. Une vidéo a plusieurs vies : il y a le moment de la conception, le tournage, tout ce que cela implique en termes d’improvisation, et enfin le montage, qui permet de recréer une autre histoire à partir de la matière qu’on a réussi à amasser. La vidéo permet aussi différents rapports avec le corps, que ce soit à travers des plans larges, des plans moyens ou serrés. C’est donc un véritable outil poétique.
Est-ce que l’on danse de la même manière devant un public et devant la caméra ?
Non, on ne danse pas du tout de la même manière. Sur scène, devant un public qui est dans le noir, on sent sa présence, mais on reste dans une bulle. Ce sont uniquement les mouvements qui vont être le moteur d’une transmission des émotions. Devant une caméra, on prend plus de risques, d’autant plus que je tourne souvent en extérieur, dans des lieux publics. Il faut faire tout un travail en amont pour « sentir » le lieu où je vais danser. Dans le Bronx, par exemple, je n’ai pas pu danser le premier jour : mon corps était bloqué. C’est le lendemain, en allant voir les habitants et en leur demandant l’autorisation de danser dans leur quartier, que j’ai pu me libérer. Pour moi, danser devant une caméra, c’est quelque part plus réel que danser sur scène. Cela me demande aussi plus d’efforts pour réussir à retranscrire ce que je veux.
Votre travail au Japon, sur le samuraï noir Yasuke Kurosan, évoque l’histoire de la colonisation. Pourquoi avoir choisi d’incarner cette figure ?
J’ai découvert son histoire il y a dix ans en regardant l’anime Afro Samurai, avec la voix off de Samuel L. Jackson. En effectuant des recherches, j’ai découvert que c’était inspiré d’une histoire vraie. Dix ans plus tard, à l’occasion de l’année culturelle du Japon en France, cela a ravivé cette flamme dans ma tête. J’ai donc décidé d’aller tourner une vidéo au Japon. Faire se rencontrer des imaginaires à travers différentes cultures était déjà au centre de mon travail. En 2019, je me suis rendu sur place et j’ai tourné un court métrage qui retrace poétiquement l’histoire de Yasuke Kurosan, en collaboration avec Abdou Diouri. En me mettant dans sa peau, je me suis aussi demandé comment un danseur noir se comporterait dans la société japonaise contemporaine. J’ai donc initié une collaboration avec des artistes afro-japonais. En revenant en France, j’ai décidé d’adapter ce film en travaillant avec des interprètes afro-asiatiques, pour créer un spectacle qui sortira cette année. Tout en traitant toujours de Yasuke Kurosan, le spectacle parlera aussi de nous, les enfants qui sont nés dans une double culture.
2022 sera une année riche en nouveaux projets pour vous, notamment à l’international avec l'appui de l’Institut français et de la Caisse des dépôts. Est-ce que vous pourriez nous en dire plus ?
Outre le spectacle sur Yasuke Kurosan, qui sera présenté au théâtre de l’Aquarium, à Paris le 11 juin dans le festival June Events, je travaille aussi sur le quartier de la Goutte d’or dans le cadre de l’appel à projet Les Mondes Nouveaux, lancé par le gouvernement en 2021. Je suis aussi en train de mettre au point une websérie intitulée Je danse donc je suis, qui revient en partie sur mon parcours. Avec le poète, critique d'art et conteur d'exposition indépendant Chris Cyrille, je m’apprête enfin à faire une résidence à Rome à la Villa Médicis, un établissement français relevant du ministère de la Culture, au mois de mars, en collaboration avec les Ateliers Médicis de Clichy-sous-bois / Montfermeil.
Dans le cadre du dispositif d’accompagnement à la jeune scène chorégraphique de la Caisse des dépôts, Smaïl Kanouté est le premier lauréat de la bourse de mobilité résultant du partenariat entre l’Institut français et la Caisse des dépôts. Ce partenariat permet une complémentarité dans l’accompagnement et le développement des projets du chorégraphe lauréat à l’international.