de rencontres
Rencontre
Cinéma

Suhaib Gasmelbari

Nous vivons au Soudan un moment crucial dans lequel les réalisateurs ont un rôle à jouer

Cinéaste soudanais engagé, Suhaib Gasmelbari retrace, à travers plusieurs documentaires, les combats menés pour protéger et faire vivre le cinéma de son pays. Son premier long-métrage, Talking About Trees, primé à l’international, est sorti en salle à la mi-décembre.

Mis à jour le 28/01/2020

5 min

Image
Suhaib Gasmelbari
Légende
Suhaib Gasmelbari
Crédits
© DR

Vous êtes né au Soudan en 1979. Gardez-vous des souvenirs d’enfance du cinéma qui était alors diffusé à Khartoum ?

J’ai très peu de souvenirs du cinéma à cette époque-là. Il y avait beaucoup de cinémas en plein air auxquels j’allais parfois en famille, et puis, avec l’arrivée au pouvoir d’el-Béchir en 1989, tout a changé du jour au lendemain : ces espaces ont fermé suite à la mise en place d’un couvre-feu, et toute une culture cinématographique a disparu. À partir de ce moment-là, pour voir des films qui n’étaient pas de propagande, le seul moyen était de regarder, à la télévision, l’émission « Cinéma ». Lorsqu’il m’était possible de la voir sans qu’elle soit coupée par un discours politique ou une panne d’électricité, c’était magique. Ce sont ces moments – cachés – qui m’ont donné la soif des images.

 

Comment s’est développé votre goût pour le 7e art, dans ce contexte d’accès très limité aux films ?

Ma culture cinématographique ne s’est vraiment développée qu’après avoir quitté le Soudan à l’âge de 16 ans, lorsque ma famille et moi nous sommes exilés, à l’instar de milliers d’autres Soudanais : d’abord aux Émirats Arabes Unis – où j’ai passé mon bac –, puis en Russie et en Égypte. Ces voyages m’ont enfin permis de fréquenter les salles obscures. Je suis arrivé en France en 2002 : c’est là que je suis passé derrière la caméra pour la première fois. À Paris, j’ai poursuivi des études de cinéma qui m’ont donné le goût de l’écriture scénaristique, et réalisé un court métrage de fiction comme devoir de fin de cycle. Depuis, je n’ai jamais plus arrêté de filmer !

 

Vous êtes ensuite retourné dans votre pays natal pour y tourner deux films : Suddan’s Forgotten Films, sorti en 2017, et Talking About Trees. Le premier traite de la conservation de films au Soudan et le second de leur diffusion. Pourquoi avoir adopté le format documentaire pour aborder ces sujets ?

Ce qui m’intéressait, ce n’était pas juste de raconter des faits, en l’occurrence l’incurie des archives nationales et les restrictions sur les projections. L’essentiel était de mettre en lumière des modèles de courage – ceux qui qui luttent contre ce système. Évidemment, l’impact est plus grand si ces modèles existent réellement, d’où la pertinence du documentaire.

Et puis, pour tourner une fiction au Soudan, il faut des autorisations de l’État. Ce qui implique de s’engager à ne pas ternir l’image du régime et de faire des compromis éthiques qu’il m’était impossible d’accepter.

 

Talking About Trees interroge la notion de succès auquel on associe habituellement la richesse. Malgré les obstacles mis par le régime, ces hommes se battent pour offrir au public un vrai cinéma.

C’est donc dans la clandestinité que vous avez réalisé ces films ?

Complètement. Les tournages se sont déroulés à Khartoum dans des conditions extrêmes car ils devaient rester secrets, du début à la fin. Lorsque nous étions repérés par les autorités, on se faisait passer pour des réalisateurs de publicités. L’idée était de paraître inoffensifs pour le régime. Et dès qu’une séquence était finie, il fallait impérativement la mettre à l’abri. Les services de sécurité auraient pu confisquer ma caméra, la détruire. Ils auraient aussi pu me battre, m’accuser d’espionnage et m’incarcérer. Ça a été le cas pour plusieurs artistes. Ma démarche relève d’une forme d’engagement politique – d’un acte de résistance si l’on veut – au sens où je suis passé par des interdits. Mais soyons clairs : ce n’est pas le cinéma qui provoque les révolutions. L’héroïsme dans l’insoumission est du côté de ceux qui ont donné leur vie pour la démocratie.

 

Talking About Trees se place aux côtés de quatre pionniers du cinéma d’auteur soudanais, emprisonnés durant un temps, qui s’organisent pour rouvrir une salle de cinéma à Khartoum. Quel message avez-vous voulu transmettre en retraçant leur combat ?

Talking About Trees interroge surtout la notion de succès auquel on associe habituellement la richesse. Pour ces hommes, la réussite se joue ailleurs. Malgré les obstacles mis par le régime, ces hommes se battent pour offrir au public un vrai cinéma. Ces cinéastes auraient pu tourner beaucoup plus de films qu’ils ne l’ont fait durant leur carrière s’ils avaient accepté de marchander leurs idéaux pour obtenir des autorisations. Ils ne l’ont pas fait. En cela, ils incarnent une forme de succès à la fois en tant qu’artistes engagés et en tant qu’humains. Voilà ce que j’ai voulu donner à voir.

 

Vous avez participé à la numérisation d’anciennes œuvres réalisées par les cinéastes de Talking About Trees. Existe-t-il une urgence à sauvegarder le patrimoine audiovisuel soudanais ?

Les archives cinématographiques soudanaises représentent 13 000 heures de films. Elles remontent à la colonisation britannique et comptent parmi les plus importantes d’Afrique. Leur valeur est inestimable, moins comme objets esthétiques que comme témoignage – un témoignage quasi archéologique. Or, le régime d’el-Bechir a voulu en faire table rase. Par la destruction intentionnelle d’une partie des archives, mais aussi en limitant les fonds dédiés à leur entretien. Il est impératif d’y remédier car cette mémoire doit perdurer, être partagée à des fins pédagogiques pour ne pas répéter les erreurs passées.

 

Récemment, plusieurs réalisateurs soudanais qui ont tourné au Soudan ont été récompensés. Vous-même avez reçu le Prix du Public et le Prix du Meilleur Documentaire à la Berlinale 2019 pour Talking About Trees. Est-ce le témoignage d’un nouvel essor du cinéma soudanais ?

Il y a plusieurs années, lorsqu’un Soudanais me demandait quel était mon métier et que je lui répondais cinéaste, j’avais droit à des rires ! Simplement parce que la population ne savait pas qu’il y avait encore un vrai cinéma national. Grâce à quelques réalisateurs, une production dont on peut être fiers émerge et les Soudanais en prennent conscience. Un dialogue est désormais possible entre les cinéastes et la partie civile du gouvernement de transition : c’est un grand pas. Mais le futur de notre cinéma est lié à l’avenir politique du pays. Or nous sommes toujours dans une situation instable. Il serait précipité de crier victoire. Nous vivons un moment crucial dans lequel les réalisateurs ont d’ailleurs un rôle à jouer. Pour éviter un retour en arrière, ils doivent produire des images qui remplacent celles dont le régime faisait la promotion. Des images qui valorisent d’autres modèles de vie, qui donnent foi en un avenir démocratique.

L'Institut français et le cinéaste

Talking About Trees, de Suhaib Gasmelbari, sorti en salle en France en décembre 2019, a été soutenu dans le cadre de l’Aide aux cinémas du monde. Ce programme de l’Institut français apporte son soutien à des cinéastes étrangers sur des projets de films en coproduction avec la France, qu’il s’agisse de longs métrages de fiction, d’animation ou de documentaires de création. En savoir + sur l’Aide aux cinémas du monde

 

Le film est également diffusé par la Cinémathèque Afrique, qui propose un catalogue de plus de 1 600 films africains de 1960 à nos jours. En savoir + sur la Cinémathèque Afrique

 

L'institut français, LAB