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Taysir Batniji

Mes créations exigent un effort de la part du spectateur

À l’occasion de sa première exposition personnelle au Canada, intitulée « Suspended Time », le Palestinien Taysir Batjini revient sur son travail et sa façon d’appréhender la photographie, l’un des médiums qu’il aime à travailler au côté de la vidéo, de la peinture ou de la sculpture.

Mis à jour le 27/06/2019

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Taysir Batniji
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Taysir Batniji
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© Sophie Jaulmes
Taysir Batniji

Vous vivez en France depuis 1995… Comment êtes-vous arrivé en Europe ?

J’ai commencé mes études en 1985 à Naplouse, en Palestine, au département d’arts plastiques de l’Université des Lettres. En 1987, la première intifada était lancée : les cours ont continué hors les murs avec deux professeurs de Gaza et j’ai obtenu mon diplôme en 1992 dans l’espoir de partir un jour en Europe enrichir mon expérience. En 1993, j’ai rejoint l’Académie des Beaux-Arts de Naples, avant d’obtenir une bourse pour étudier aux Beaux-Arts de Bourges. Pour la première fois, j’avais de l’espace, des moyens et des références pour travailler : j’ai commencé à créer des installations et à travailler avec des objets, je n’avais, en somme, plus de limites – ce qui a permis à mon travail d’évoluer vers une pratique plus conceptuelle.

Si vous avez commencé en tant que peintre, la pluridisciplinarité semble finalement s’être imposée comme un véritable modus operandi dans votre travail. Quel fil relie vos œuvres entre elles ?

Je ne m’identifie pas à une pratique en particulier ; j’ai d’ailleurs du mal à me définir en tant que photographe, vidéaste, peintre ou encore sculpteur. Si j’ai débuté par une pratique strictement picturale, depuis 2000, je travaille avec tous les médiums possibles.

Je dirais plutôt qu’il y a des thématiques qui traversent mon travail depuis une vingtaine d’années, comme l’exil, le déplacement, la dispersion. Je crée des formes qui sont souvent entre visibilité et invisibilité, entre présence et absence. Mes œuvres sont toujours habitées par cette dualité, que ce soit mes photos, mes dessins, mes peintures, mes objets, mes installations. Mes créations sont à la frontière entre l’existant et le non-existant, elles exigent un effort de la part du spectateur pour s’en rapprocher et découvrir leur sens caché.

Je crée des formes qui sont souvent entre visibilité et invisibilité, entre présence et absence.

En quoi votre travail photographique et vidéo, amorcé autour des années 2000, se différencie-t-il du reste de vos productions ?

Le choix de m’exprimer à travers la photo et la vidéo correspond d’abord à des déplacements constants. Entre 1993 et 2006, je ne me souviens pas être resté quelque part plus d’un an, sans compter l’échec de mes trois retours à Gaza, toujours dans des conditions très difficiles. À chaque fois, ici comme là-bas, c’était un recommencement à zéro ; pendant ces années, je n’ai jamais eu d’atelier ou d’endroit fixe travailler. J’ai trouvé que la photo correspondait à cet état d’inconfort et d’urgence, cette situation d’instabilité permanente dans laquelle j’étais. La photographie n’était pas une facilité mais elle m’offrait une véritable immédiateté. J’ai donc décidé de créer des images par moi-même, de façon journalière. Sans rompre avec la peinture, la photographie m’a permis d’être plus proche du réel, même si je ne la considère pas comme une illustration. Elle n’est pas un but, mais plutôt un moyen comme un autre d’exprimer un concept ou d’évoquer des situations, des expériences vécues. J’avais envie que les choses dont je parle soient présentes physiquement dans mes œuvres, et au fil du temps, la photographie a fini par prendre une place centrale dans mon travail, y compris dans mes œuvres non photographiques. Dans la série To My Brother (2012) en hommage à mon frère Mayssara, qui a été tué lors de la première intifada, j’ai réalisé des gravures en filigrane sur papier blanc, d’après les clichés de son mariage en 1985. Une œuvre poétique, à la fois intime et universelle, qui tend à rendre tangible l’absence et à matérialiser la mémoire.

J’ai trouvé que la photo correspondait à cet état d’inconfort et d’urgence, cette situation d’instabilité permanente dans laquelle j’étais.

Comment liez-vous l’intime et l’universel à travers vos questionnements sur le territoire palestinien ?

Lorsque vous êtes Palestinien, votre vie n’est jamais totalement séparée du collectif. Y compris dans les détails les plus intimes et les plus autobiographiques. Tout est lié à l’histoire collective.

Ma manière de lier l’intime à l’universel est différente d’une œuvre à l’autre, par les situations qu’elles décrivent, ou le traitement que j’en fais. J’essaie d’attirer le spectateur avec des formes familières, comme dans la série GH0809 où je montre, sous forme d’annonces immobilières, les photos de maisons détruites par les bombardements israéliens sur Gaza entre décembre 2008 et janvier 2009. Ce mode de représentation très référencé crée un décalage avec la gravité du sujet, propre aux reportages de guerre. J’utilise aussi des références à l’histoire de l’art, comme pour la série Watchtowers, photos de miradors israéliens en noir et blanc, évoquant l’oeuvre typologique de Bernd et Hilla Becher. Autant de façons, en prise directe ou indirecte, d’inscrire cette réalité palestinienne dans une histoire plus large (universelle).

Peut-on dire que votre regard s’est peu à peu changé en un regard « apatride », à la fois intime et distant avec votre pays et sa réalité ?

Le lointain — l’ailleurs — et l’entre-deux ont commencé à occuper une place importante dans mon esprit comme dans mon travail lorsque j’ai commencé à étudier à Bourges : bien que loin de chez moi, je ne me sentais pas pour autant « exilé » mais dans un perpétuel va-et-vient entre mes différents lieux de vie et mon pays d’origine. Cet entre-deux est devenu le territoire d’expression de mon travail et un lieu d’inspiration. Il exprime moins un lieu géographique précis que cet état intermédiaire – ni ici, ni là-bas.

Je me suis demandé comment mes œuvres allaient pouvoir composer avec cette distance, ces aléas, ces empêchements, voire ces impossibilités. Ce sentiment de dépossession n’est pas seulement lié au seul territoire, il contamine votre vie toute entière et vous plonge dans l’incertitude, comme si le temps (à venir) ne vous appartenait plus.

Les œuvres que j’ai produites depuis 2006 expriment cela. Elles sont en quelque sorte une tentative d’interaction, une alternative à cette réalité privée de destin choisi et acté.

Ce sentiment de dépossession n’est pas seulement lié au seul territoire, il contamine votre vie toute entière et vous plonge dans l’incertitude, comme si le temps (à venir) ne vous appartenait plus.
L'Institut français et l'artiste

« Suspended Time », de Taysir Batniji, a est présentée du 4 mai au 22 juin 2019 à Toronto au Prefix Institute of Contemporary Art.

 

L’exposition bénéficie du soutien de l’Institut français.

L'institut français, LAB