Thomas Tilly
Thomas Tilly était en 2019 en résidence à Kalimantan, partie indonésienne de Bornéo, pour y réaliser des enregistrements sonores et interroger deux communautés autochtones sur leur rapport à l'écoute. Rencontre avec cet artiste qui pratique une musique expérimentale nourrie de « l'autour ».
Mis à jour le 10/03/2020
5 min
Comment présenteriez-vous votre travail ?
Je fais une forme de musique expérimentale pour laquelle j’utilise la phonographie. Le résultat de mon travail consiste en des compositions à partir des sons captés, ou des enregistrements bruts que je considère comme composés naturellement par l’environnement et le placement des micros. Ce qui m’intéresse, c’est de poser des questions sur le rapport que nous avons à nos environnements. Je suis passé par des métiers différents, mais j’ai fait un grand pas lorsque j’ai quitté mon métier de journaliste reporter d’images pour me concentrer sur un travail de recherche sonore excluant radicalement l'image. Je pense qu’il y a un sens très fort à ne travailler aujourd'hui qu’avec le son, proposer au public des situations d’écoute, qu'elles soient collectives ou domestiques. On écoute différemment ce que l'on ne voit pas.
Quelle est votre vision de la nature ?
Un de mes points de départ est aujourd'hui le travail de Philippe Descola. Il nous dit que nous, « les Modernes », avons inventé le concept de nature. Nous nous en sommes de fait séparés et regardons les autres existants en surplomb. Ce qui m’intéresse, c’est de proposer des renversements de focale en travaillant sur le non-humain ; d’essayer d'interroger l'hégémonie humaine dans la composition, dans la notion de musique, dans l'art, et d’apporter d'autres points de vue.
Le vivant est complexe et en constante mutation, c'est un champ d’étude infini qui nécessite une grande implication. C’est une des raisons pour lesquelles je consacre mon temps à cette pratique de la composition avec le microphone. On retrouve ces questions dans tous mes projets, abordés sous différents angles. Par exemple Elaeis Guineensis en 2004, Wild Protest, en 2016, Codex Amphibia en 2018, ou aujourd’hui avec ce projet de recherche à Bornéo.
Pouvez-vous nous présenter ce dernier projet ?
Ce projet puise son inspiration dans Comment pensent les forêts d’Eduardo Kohn, paru en 2017. L’anthropologue pose la question des interconnexions dans le vivant en pointant des correspondances de signes entre la forêt et les humains qui y vivent. Son propos fait largement écho aux questionnements que je peux avoir quand j’enregistre. Je suis constamment en train de penser « l’autour » en termes de lignes, de déclenchements, d'appels et de réceptions. J’emploie souvent le terme de géométrie pour décrire ce que je perçois de l’organisation des sons. L'approche d’Eduardo Kohn m’a tout de suite intéressé.
Je suis alors parti à Bornéo pour rejoindre deux groupes autochtones — les Punans et les Dayaks — et enregistrer les forêts dans lesquelles ils vivent. Pour la première fois dans mon travail, je ne voulais pas seulement donner de la voix au non-humain, mais aussi interroger les humains sur l’écoute qu'ils ont de leur environnement. Ce projet n’avait de sens qu’en allant travailler avec des communautés animistes, autrement dit des communautés qui établissent un rapport extrêmement fort avec les lieux dans lesquels elles vivent, en attribuant possiblement des intériorités humaines à certains existants non humains.
Quelle a été votre méthode ?
Pour ce projet, il s’agissait véritablement de monter une expédition. J'ai été conseillé par Edmond Dounias, de l'Institut de recherche et de développement de Jakarta qui a énormément travaillé avec les Punans de la rivière Tubu, au Nord-Est de Kalimantan. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre une fois sur le terrain. J’ai l’habitude de travailler en forêt tropicale donc je pouvais imaginer le contexte, mais je ne pouvais pas savoir comment la forêt et ses habitants allaient m'accueillir. Le terrain a donc été fait de beaucoup d'improvisation.
Avez-vous dû faire face à des difficultés particulières lors de votre séjour ?
J’ai atterri dans une ville dont on ne voyait pas le ciel. Il m’a fallu un certain temps avant de comprendre que Palangka Raya était encerclée par les flammes. Nous avons passé une semaine dans la fumée avant de s'en échapper par la route, tous les aéroports étant bloqués. Mon projet a commencé dans ce contexte : j’ai été confronté directement à la disparition de la forêt en ne percevant pour autant que des signes de la catastrophe. Nous avons ensuite parcouru les 1 000 kilomètres qui nous séparaient du territoire des Punans, passant de cette ville en souffrance entourée par les flammes à des zones déforestées par les mines de cuivre et l'exploitation forestière, pour arriver, enfin, à un territoire encore préservé...
Qu’allez-vous faire des sons que vous avez rapportés ?
Mes expéditions, assez courtes, sont, à chaque fois une première ébauche. Il faudra que je retourne à Bornéo pour faire des vérifications, réenregistrer certains sons, enregistrer à d’autres saisons. Tous les villages que j’ai eu la chance de visiter sont en sursis à cause d'un projet de barrage qui permettra de fournir de l’électricité à tout le nord de Kalimantan. J'envisage plusieurs finalités au projet : un disque, des formes publiques et peut-être une installation sonore.
Comment la collecte de sons et la composition musicale s’articulent-elles ?
Je ne travaille jamais sur mes enregistrements en rentrant du terrain. Je laisse tout en jachère et j’y reviens quelque temps après. Ça me permet d’aborder mon expérience de façon plus détachée du contexte ; de garder mes postulats de départ tout en faisant une lecture plus esthétique des enregistrements. J’ai du mal à dire à quel moment il se passe ce quelque chose, mais en tout cas je l’entends. J’entends qu’il y a une coopération entre les sons ; qu’il y a quelque chose de l’ordre de la composition dans l’enregistrement. Les sons me révèlent pourquoi je suis allé là-bas.
Réaliser un projet aussi ancré dans des problématiques environnementales est-il un acte militant ?
Je n’aime pas me présenter comme un militant, mais il y a quelque chose d’éminemment politique à travailler sur le son de cette manière. Bornéo, comme l'Amazonie, est une terre d'enjeux. Toutes les grandes problématiques environnementales dont on parle aujourd’hui sont une réalité depuis très longtemps pour les habitants de ces zones, même si nous avons l’impression, ici en Occident, que tout arrive d'un coup. Nous entendons assez peu la voix des non-humains et des peuples autochtones sur ces questions. Il est maintenant temps de donner la parole aux premiers concernés.
Lauréat du programme Sur Mesure, Thomas Tilly a effectué sa résidence à Bornéo en 2019. En savoir + sur le programme de résidences Sur Mesure