de rencontres
Rencontre
Théâtre

Vanasay Khamphommala, lauréate du programme MIRA

Le manque est une matière première de travail pour les artistes : s'il n'y a pas de manque, il n'y a pas d'imaginaire.

Ancienne élève de l’École normale supérieure, formée à Harvard et Oxford, la performeuse Vanasay Khamphommala vient de présenter ສຽງຂອງຍ່າ (La voix de ma grand-mère) au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine. Dans cette création, elle tente de chanter en duo avec sa grand-mère paternelle, disparue en 1944. Lauréate du programme MIRA (Mobilité Internationale de Recherche Artistique), l'artiste revient sur ses recherches au Laos et les enjeux scéniques de ce projet. 

Mis à jour le 17/05/2024

5 min

Image
Vanasay Khamphommala, lauréate du programme MIRA
Crédits
© Christophe Raynaud de Lage

Artiste pluridisciplinaire, vous vous illustrez dans la mise en scène, la dramaturgie ou encore le chant. Comment vous êtes-vous dirigée vers le monde artistique ? 

Mon chemin pour devenir artiste a été assez sinueux. Quand j'étais enfant, je voulais devenir chanteuse, mais j'ai eu le malheur d'être très bonne à l'école et d'être dirigée vers des études universitaires. Ce n'est qu'à l'âge de trente ans que j'ai pris la décision de devenir réellement artiste. Le véritable moment de transition a été d'arrêter l'université pour me consacrer à mes pratiques artistiques. Entre-temps, j'avais bifurqué de la musique vers le théâtre, mais mon actuelle pratique artistique porte la trace de ce métissage de pratiques, à la fois musicale, universitaire et théâtrale. Je me définis, au final, plutôt comme une performeuse, car je ne parviens pas à me reconnaître dans un seul champ disciplinaire. 

 

Du 29 avril au 4 mai, vous présentiez ສຽງຂອງຍ່າ (La voix de ma grand-mère) au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine. Pouvez-vous nous parler de ce projet ? 

C'est un projet dans lequel je partage la scène avec mon père, ce qui est évidemment quelque chose de très fort puisqu'il s'agit, à la fois, d'un partenaire de vie, mais aussi de scène. Cette création est née en plusieurs étapes, mais je dirais presque qu'elle est née avec moi. C'est une tentative de comprendre ce qu'est mon expérience du métissage, en prenant comme point de départ nos petites musiques intérieures, nos imaginaires acoustiques. Ma grand-mère paternelle est morte en accouchant de mon père et nous avons toujours eu, dans nos vies, cette figure fantomatique, scellée par ce destin tragique. L'une des rares choses que l'on savait sur ma grand-mère était qu'elle aurait aimé chanter. Puisque je souhaitais devenir chanteuse enfant, je me suis demandé ce que nous aurions chanté ensemble si j'avais pu la connaître. Il s'agit donc d'une tentative de chanter un duo avec le fantôme de ma grand-mère, d'une grande aventure, à mi-chemin du spiritisme et de l'ethnomusicologie. La culture laotienne a réellement guéri quelque chose chez moi : elle ouvre d'autres chemins de communication avec nos morts, d’autres rapports à la mémoire, différents de ce que la culture occidentale peut permettre. 

Puisque je souhaitais devenir chanteuse enfant, je me suis demandé ce que nous aurions chanté ensemble si j'avais pu la connaître.

En tant que lauréate du programme MIRA (Mobilité Internationale de Recherche Artistique), vous avez bénéficié du soutien de l’Institut français pour vos recherches au Laos. Comment s’est déroulée la mobilité et quel était son objectif ? 

Ces mobilités sont longues et laissent énormément de place à l'imprévu et à la transformation, en parallèle de ce qui est défini : c'est là toute sa beauté. C'est un voyage qui va être déterminant pour ma vie, il y avait des choses personnelles, très profondes, dont je devais faire l'expérience là-bas. Sur le papier, il me fallait écrire le texte de cette performance et me rendre dans le village de mon père pour comprendre quels étaient ces sons que ma grand-mère avait pu entendre. J'avais besoin d'une immersion plus forte, d'écouter ces sonorités, mais aussi d'opérer un virage cognitif en essayant de comprendre culturellement comment ma grand-mère avait pu les percevoir. L'un des enjeux très forts de cette mobilité était de pratiquer les musiques de cette partie du Laos. J'ai juste eu le temps de commencer à me former dans les instruments traditionnels suffisamment pour pouvoir jouer dans les villages des mélodies sur lesquelles les gens sont venus improviser. 

 

Avec cette nouvelle création, vous utilisez donc une matière autobiographique et partez sur les traces de votre grand-mère disparue à travers différents médiums. De quelle manière avez-vous élaboré cette mise en scène ? 

Je réalise toujours un travail très collaboratif. Je pars d'improvisations, qui sont guidées par mes partenaires de créations. C'était important pour moi de travailler avec des personnes concernées par le métissage. J'ai collaboré avec une scénographe franco-vietnamienne, Kim lan Nguyễn Thi, et un créateur sonore et compositeur helvético-sri-lankais, Robin Meier Wiratunga. Nous avons cherché ensemble à créer des espaces dans lesquels les fantômes pourraient revenir. On s’est dit que, pour que les esprits reviennent, il fallait leur donner des signes qui leur rappellent leur vie d'avant, et donc on a voulu créer des résonances. Concrètement, nous sommes partis au Laos pour capter des sons sur place et essayer de voir, 80 ans après sa disparition, ce qu'il restait comme voix possible de ma grand-mère. On s'est placé près de rizières de son village natal, dans les montagnes, en laissant tourner les micros pendant des heures et en nous demandant quels chemins de cœur à cœur nous pouvions trouver par ces sons. 

 

Sans photos, ni archives de votre grand-mère, quels ont été les grands enjeux auxquels vous avez fait face lors de la conception du projet ? 

Le manque est une matière première de travail pour les artistes : s'il n'y a pas de manque, il n'y a pas d'imaginaire. Je me suis rendu compte que, si l'on ouvre ses oreilles, et l'image est un peu galvaudée, si l'on ouvre son cœur, on a accès à beaucoup plus d'informations que ce qu'on croit avoir. Il y a une culture de la mémoire, de la connaissance et de l'archive, qui est très occidentale, mais il y a aussi d'autres moyens de se souvenir. Nos corps sont des archives génétiques de nos ancêtres. C'était presque comme s’il fallait réussir à faire vibrer cette partie de ma grand-mère, qui est archivée à l'intérieur de moi. 

Ce qui m'intéresse dans la vie reste de voir comment l'on passe d'un état à un autre. Je ne nie pas du tout l'importance de cette crise qu'est la mort, mais la mort n'est pas une fin, c'est une transition.

Vos œuvres sont régulièrement traversées par la mort, vue comme l’idée d’un renouveau. Quelle a été votre façon de l’aborder au moment d’évoquer une personne disparue que vous n’avez jamais eu l’occasion de connaître ? 

J'ai eu la grande chance de m'immerger dans la culture laotienne, qui entretient avec les morts un rapport différent de la culture occidentale, beaucoup plus proche. Au Laos, il y a un culte des ancêtres, qui est très important, puisque l'on fait des pique-niques sur les tombes des morts et qu'on leur parle très régulièrement. Dans ce spectacle-là, le rapport aux morts est vital car il y a cette idée d'une continuité très forte entre la vie et la mort — la croyance en la réincarnation en est un exemple. La mort est une transe comme une autre. Ce qui m'intéresse dans la vie reste de voir comment l'on passe d'un état à un autre. Je ne nie pas du tout l'importance de cette crise qu'est la mort, mais la mort n'est pas une fin, c'est une transition. Nos vies sont marquées par des ruptures, des transformations, et pour ma part, j'ai un rapport à la question de la transition, qui tout en reconnaissant ce qui relève de la perte, se situe d’abord du côté de l’espoir de transformation. 

 

Où sera joué ສຽງຂອງຍ່າ (La voix de ma grand-mère) cette année ? Envisagez-vous de jouer ce spectacle, pensé comme une quête entre deux pays, au Laos ? 

L'envie, c'est certain, mais la possibilité, c'est différent. Le spectacle va être joué à Montluçon les 14 et 15 mai, puis il sera en tournée en France la saison prochaine. Il y a un désir très fort de le jouer, non seulement au Laos, mais aussi dans l'Asie du Sud-Est, parce que c'est un spectacle qui interroge également les migrations post-coloniales. Je parle aussi au nom d'une communauté, d'enfants et d'artistes, issue de ces diasporas-là. Ce serait une chose importante pour nous en sachant que les infrastructures laotiennes ne sont pas du tout les mêmes qu'en France. J'aspire, de plus en plus, dans mes formes artistiques, à une très très grande simplicité, donc je serais désireuse de pouvoir porter dans sa forme la plus simple ce récit en Asie du Sud-Est. 

L'Institut français

Le programme MIRA - Mobilité à l’International de Recherche Artistique de l'Institut français est ouvert aux artistes français, ou étrangers résidant en France depuis plus de 5 ans, en solo ou en duo, qui souhaitent effectuer et/ou approfondir une recherche dans un ou plusieurs pays pour une durée minimum d’un mois. 

Pour en savoir plus 

L'institut français, LAB